lundi 1 décembre 2008

"Ne discréditons point l'humanisme"

me dit-un "lecteur potentiel" (c'est ainsi qu'il se définit) de notre nouvelle revue. Mais quel humanisme ? Toute la diffficulté de notre culture occidentale est dans l'équivocité de mots saturés de sens à force d'avoir trop servi.
Le "lecteur potentiel" (ainsi dois-je le nommer puisqu'il se pose lui aussi en "anonyme") prend un exemple qui me tient particulièrement à coeur : celui du XVIème siècle. Il a tout à fait raison de souligner que l'Eglise catholique à cette époque est du côté des humanistes et qu'elle a plutôt tendance à leur faciliter la vie. Erasme, le prince des humanistes, est un ancien moine, relevé de ses voeux par le pape, qui passera sa vie à lutter pour un christianisme vraiment évangélique, christianisme qui n'a rien à voir au demeurant avec l'esprit protestant qui souffle en Allemagne. Luther va prendre pour cible l'homme de Rotterdam et tenter, avec toute la vigueur de son verbe, de le convaincre d'erreur, au motif qu'il ose défendre la liberté. Dans son Traité du serf arbitre, qui porte bien son nom, Luther explique à l'humaniste que si l'on s'appuie sur certains texte de saint Augustin, il n'y a pas la moindre liberté. Dieu prédestine au bien ou au mal. Oui, "Dieu nous damne"!
Luther initie un courant foncièrement anti-humaniste. Il faut dire qu'en face de lui il a deux papes Médicis, Léon X (mort en 1521) et Clément VII (mort en 1534), qui eux poursuivent déjà cette politique qui fera le triomphe de la Contre-réforme après le Concile de Trente (à partir de 1545) et qui fait encore aujourd'hui la gloire de Rome : l'accord entre la foi et la culture.
Alors que "l'homo religiosus" est en pleine crise, c'est aujourd'hui plus que jamais la culture qui doit soutenir l'affirmation de la foi. A cet égard, l'intuition humaniste des papes de la Renaissance a été féconde. En notre période de déculturation, elle reste promise à un bel avenir, avec je dirais, une nuance de résistance nécessaire (c'est dans l'air comme dirait Yves Calvi). La culture baroque était un mode de vie. La culture d'aujourd'hui est forcément une manière de résister au conformisme athée qui nous entoure. Pas question pour autant de vivre arc-boutés ! Le réactionnaire est toujours en réaction contre quelque chose. Le chrétien est libre, comme dirait Erasme, libre par l'Evangile "cette force divine pour le salut de tous" (Rom. 1, 16).
Mais il y a bien d'autres humanismes que celui de Michel ange, de Raphaël ou de Mantegna (allez le voir au Louvre il est encore temps). Lorsqu'au lieu de se centrer sur la culture, l'humanisme apparaît comme une révolte contre toutes formes de transcendance qui ne soit pas la transcendance de l'homme, comment peut-on être humaniste ?
N'allons pas chercher les révolutionnaires, Marat, Lénine ou Dany le Rouge... Ceux-là, ils portent une révolte tellement viscérale qu'elle est inconciliable avec quoi que ce soit. Ils se sont enfermés avec les codes de leur propre révolte. Soit ils prennent le pouvoir et ça fait du sang partout, soit ils éructent, sans que personne ne les comprennent et ça finit toujours mal (pour Marat, c'était un peu des deux).
Mais il y a beaucoup d'autres manière de se révolter. Kant en prend acte lorsqu'il lance l'idée d'une révolution copernicienne en philosophie : ce n'est plus le sujet pensant qui doit se positionner par rapport au monde, c'est le monde qui tourne autour du sujet transcendantal. C'est encore une révolution direz-vous. Oui mais tellement bien mise en mots. Kant est une sorte de fleuve de papier que rien n'arrête, mais que l'on n'est pas obligé d'affronter. Un humaniste, lui aussi, un théoricien de l'autonomie du sujet, qui ne doit reconnaître, déclare-t-il, que la loi qu'il se donne à lui-même.
Aujourd'hui la phénoménologie, qui a tellement marqué notre nouvel académicien, Jean Luc Marion (élu par 11 voix sur 22 dans une Compagnie qui compte ordinairement 40 immortels), cette méthode qui sauve si bien les phénomènes qu'elle en a fait l'unique objet de sa visée, est encore et toujours à l'image d'un homme qui ne peut plus sortir de lui-même, qui ne connaît que lui, qui se dit le "là de l'être"... ou son berger. L'être est... là où est l'homme. Y a-t-il blasphème plus élaboré ?
Horrible humanisme qui ordonne l'être à l'homme, ou plutôt, soyons précis, à l'humanité de l'homme. Qu'importe, dans cette perspective, les personnes ! La phénoménologie ordinaire n'est pas personnaliste. L'homme lui-même doit se réduire à l'humanité de l'homme. Ou encore si vous voulez, à l'idée qu'il se fait de lui-même. On peut dire que le nazisme de Heidegger trouve là sa justification paradoxalement... humaniste.
Et Dieu dans tout ça ? Eh bien ! dit Marion courageusement (il le redit p. 414 de son dernier livre sur saint Augustin), Dieu sera sans l'être. S'il est un phénomène lui aussi (un objet dans le champ inévitable de la conscience), c'est un "phénomène saturé", qui obnubile toute jugement clair et dérègle toutes les pendules, tant il sature l'horizon de notre conscience. Que peut-on en dire de ce Dieu sans l'être ? Tout. Et son contraire.
Non cet humanisme là, heideggérien ou pas, ne me convient guère. Peut-être certains lecteurs vont-ils éclairer ma lanterne ? Me convaincre que je vois tout en noir, indûment. Je ne crois pas que Dieu puisse jamais sortir de la conscience de l'homme, je pense que toutes les tentatives philosophiques qui font dériver Dieu de la conscience, sont promises à l'échec et menacées par le démon de l'incroyance.
Cet humanisme-là, qui parle de l'homme comme du "là" de l'être, ne me semble au fond qu'un mensonge très adroitement ourdi, mais profondément inhabile à calmer les coeurs et à nourrir les âmes pour les faire grandir, pour les faire sortir du nanisme où elles végètent, faute au matérialisme ambiant
Alors l'humanisme ? S'il s'agit de cette philosophie qui fait dériver Dieu de la conscience qu'on en a (cette bonne vieille immanence vitale que condamna jadis saint Pie X dans Pascendi), je dirais d'abord que ce spiritualisme excessif n'est pas crédible.

2 commentaires:

  1. Merci Monsieur l'Abbé, c'est bien de l'humanisme d'Erasme et d'autres esprits éclairés du XVIè siècle qu'il est question, on ne peut qu'applaudir à votre propos.

    Un révolutionnaire ne peut se targuer d'humanisme, car il soumet l'homme à l'idée qu'il sert, si fantasque,utopique voire destructrice soit-elle. L'homme n'est rien, l'idée est tout, c'est également le principe des idéologies meurtrières du XXè s (communisme,nazisme, mais aussi extrêmismes religieux hélas) aux antipodes de l'humanisme de la Renaissance !

    L'Eglise a toujours fait excellent ménage avec la culture, les arts en témoignent, il faut en faire part au monde qui l'oublie ! Mais également certains courants dans l'Eglise qui se disent détenteurs de la pureté de la foi et de la tradition poussent les fidèles (ou le contraire, les fidèles poussent les religieux ?) à s'enfermer dans une indigence culturelle à la limite de l'ignorance, de peur de "contaminer" leur pureté de l'esprit (et du corps, c'est là surtout leur obsession !) On retrouve là l'esprit bien kantien du célibataire vertueux que vous avez déjà évoqué, qui, n'ayant point de facultés d'apprécier le Beau car incapable de vivre une émotion quelconque, en fait...ne vit point. Cette philosophie-là est malheureusement assez répandue dans les rangs des certains fidèles de la tradition (inconsciemment, à la mode de M.Jourdain), c'est là qu'il faudrait injecter une bonne dose de l'humanisme du Quattrocento et du XVIè.

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  2. Monsieur l’abbé,

    Merci pour le don que vous faite à vos fidèles de pouvoir vous lire aussi régulièrement grâce à votre site. Vous donnez à penser comme aurait Kant. Voici un commentaire sur Marion puis Heidegger.

    « Un objet dans le champ de la conscience » telle est la définition husserlienne du phénomène que Marion cherche à élargir. En élaborant ce qu’il appelle « phénomène saturé », il cherche à rendre compte de phénomènes qui outrepassent cette définition ; des phénomènes qui obnubilent tous jugements clairs et dérèglent toutes les pendules, tant ils saturent l'horizon de notre conscience. Quand vous écrivez : « Je ne crois pas que Dieu puisse jamais sortir de la conscience de l'homme, je pense que toutes les tentatives philosophiques qui font dériver Dieu de la conscience, sont promises à l'échec et menacées par le démon de l'incroyance » vous donnez une très exacte définition de ce que Marion appelle « idolâtrie conceptuelle ». C’est pour préserver Dieu de toute main mise conceptuelle (de tout blasphème) que Marion veut en écarter jusqu’à l’être pour en faire une « icône ».

    La phénoménologie serait « à l'image d'un homme qui ne peut plus sortir de lui-même, qui ne connaît que lui ». Le Dasein est exactement le contraire : il n’a pas ni portes ni fenêtres comme une monade en a besoin car est toujours déjà au dehors, au monde. C’est ce que signifie la célèbre expression : « L’homme ek-siste ». Heidegger s’efforce de montrer que le propre de l’être humain est de ne pas se découvrir à partir d’une question qui demande « qu’est-ce que l’homme ? » mais seulement à partir d’une question qui fait droit à ce qui fait le propre de l’homme (qui est de ne pas être comme le reste des étants : de tout ce qui est quel qu’il soit). Il convient de s’enquérir du propre de l’homme en demandant : « qui est l’homme ? ». C’est l’élaboration de cette question et son déploiement qui constitue Etre & Temps.

    Dans sa Lettre sur l’humanisme, Heidegger récuse l’animal rationale, et souligne le fait que le corps humain est essentiellement autre que l’organisme animal. Non seulement il récuse tout biologisme, et donc tout racisme, mais encore il récuse la métaphysique qui cherche à saisir l’essence de l’homme à partir de son animalité présumée. Au fond, la métaphysique, quand bien même elle se déclare « humaniste », pense « trop pauvrement » l’humanité de l’homme et manque radicalement son ouverture au monde. Heidegger montre que l’erreur de tout biologisme n’est pas surmontée quand on ajoute, par surcroît, l’âme au corps, sinon même le « supplément d’âme » à l’âme, que l’on pense l’homme comme homo animalis, l’anima comme animus ou mens, et le mens, aux Temps modernes, comme « esprit », « personne » ou « sujet ». Les humanismes historiques partagent donc une attitude qui consiste à tout penser à partir de l’homme, d’un homme conçu à partir de l’animalité, ce qui conduit à proposer une essence de l’homme toujours en-deçà de lui. En ce sens il n’y a pas plus personnaliste que Heidegger !

    A très bientôt. Gilles.

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