vendredi 24 avril 2009

Les fleurs fanées de l'idéal chrétien

Je laisse mon webmestre préféré se lamenter en images sur la mort des librairies et je n'entretiens pas le contact vivant avec vous. Tout cela faute à Laberthonnière. Non ce n'est pas un camarade de collège que j'aurais retrouvé mais un grand philosophe injustement méconnu sur lequel je vais plancher dans quelques jours à l'ICES, en Vendée, et qui occupe mes jours et mes nuits en ce moment.

Comment vous le présenter d'un mot ? C'est le plus ardemment chrétien (si l'on peut donner un prix dans ce domaine) des modernistes condamnés par le pape Pie X en 1907. (pour être précis, disons que lui s'est fait crosser, interdire de publication par saint Pie X lui-même, en mai 1913).

Pour beaucoup d'autres modernistes, même le charmant von Hügel, même l'énigmatique Tyrell, même le papillonnant Brémond, je crois que saint Pie X ne s'était pas trompé en discernant l'agnosticisme au fond des spéculations théologico-biblico-philosophiques. Pour l'abbé Alfred Loisy, c'est clair : le célèbre exégète l'a reconnu lui-même d'ailleurs, cet agnosticisme, et il l'a explicitement professé après 1905 (c'est à dire après sa déprêtrisation personnelle).

Dans le cas de Laberthonnière, rien de tel.

Supérieur du Collège de Juilly puis du Collège Massillon à Paris, cet oratorien, qui avait pris depuis 1905 la direction des Annales de philosophie chrétienne, revue emblématique de l'époque, a été "comme emmuré vivant" selon son expression par la condamnation qui l'a frappé. Il n'a jamais dévié d'un iota dans sa vie personnelle et, alors qu'il était interdit de publication, il a continué à vivre modestement au 23 de la rue Las Cases à Paris, et à remplir des centaines de pages, de sa grande écriture fine, en bon fils du cardinal de Bérulle : à la gloire de Jésus et de cet Evangile, qui, selon sa formule, "nous révèle nous-mêmes à nous mêmes".

"Je répète volontiers avec Pascal : je ne me séparerai pas" disait-il à qui voulait l'entendre.

Je vous ai dit que c'était le plus chrétien des modernistes. Je vais aller un peu plus loin : dans son attitude, en particulier vis à vis de ses juges ecclésiastiques, c'est un intransigeant. Chevaleresque. Droit dans ses bottes. Il lui en coûte de n'avoir aucun ministère lui qui a eu de grandes responsabilités. il lui en coûte de ne rien publier, lui qui passe ses journées à construire une oeuvre écrite. Mais il ne veut surtout pas signer quoi que ce soit, sinon le Credo. Ce côté Mousquetaire, moustache au vent (lui qui n'en avait pas) n'a pas beaucoup plu aux autorités romaines. Encore aujourd'hui, il semble assez rare... Le pape Benoît XV, en 1920, aurait voulu lever la condamnation, après un entretien sur ce sujet avec le Père Nouvelle, ancien supérieur de l'Oratoire et directeur spirituel de Laberthonnière. Deux ou trois cardinaux l'en ont vite dissuadé. Avec un homme pareil, vous pensez ! Toutes les insolences sont à attendre...

Il faut dire que ses idées ne passent pas inaperçues. il y a quantité de bons esprits dans l'Eglise qui déclarent ne pas être thomistes. Mais lui... il déteste saint Thomas et encore plus tous les "thomistismes" comme il disait.

Sa réflexion sur l'autorité selon l'Evangile qui n'est pas de même nature que l'autorité simplement humaine est passionnante. Elle épouse étroitement la lettre de l'Evangile de saint Luc : "les rois des nations exercent leur domination sur elles. Qu'il n'en soit pas ainsi parmi vous et que celui qui commande soit comme celui qui sert". Sicut ministrator... c'est le titre justement de l'un de ses ouvrages posthumes. Mais qu'a-t-il besoin devant Nathan Soderblom, le ponte danois de l'oecuménisme, grand organisateur du sommet Faith and order, de déclarer : "Un esprit de domination s'est introduit dans l'organisation romaine, lui donnant des allures de dictature spirituelle". L'institution pouvait-elle pardonner à un pareil homme ? Lui manifestement ne le souhaitait pas... Sans pour autant envisager de quitter l'Eglise.

L'Eglise avait des raisons de le condamner.

Des raisons souvent mal comprises, hélas ! J'ai eu l'occasion au Saulchoir de lire un grand article de Laberthonnière, annoté de la main du Père Ambroise Gardeil, grand thomiste devant l'Eternel...Il faut bien reconnaître que les annotations, qui révèlent le fonctionnement de l'esprit du lecteur-censeur, ne brillent pas par leur pertinence.

Quel est le problème du Père Laberthonnière ? Je le dirais en une phrase : ennivré du parfum des vérités entêtantes qu'il découvre dans sa philosophie chrétienne, il n'hésite pas : il fait du christianisme une philosophie... et même la philosophie, prenant un peu trop au pied de la lettre les expressions de saint Clément d'Alexandrie et de quelques autres. Ce faisant, sans le vouloir certainement, Laberthonnière fait courir à l'Eglise un péril mortel, bien diagnostiqué par saint Pie X. Un péril que l'on refusera d'apercevoir à Vatican II, en particulier dans la rédaction très "laberthonnière" de forme sinon de fond, du paragraphe 3 de Dignitatis humanae.

Sous sa plume le christianisme est une pensée. une pensée qui exprime sans doute au mieux la Pensée. Une pensée qui éclate dans une action, une pensée qui donne forme et dynamisme à des existences. Mais enfin une pensée essentiellement humaine, enfermée dans les consciences humaines et qui n'existe pas en dehors d'elles. Rien d'autre.

D'où l'idéalisme profond de Laberthonnière et sa proximité avec le spécialiste français de Fichte qu'est Xavier Léon, directeur de la Revue de métaphysique et de morale à l'époque. Il est significatif de voir qu'encore en 1927, dans la dernière série des Conférences de Notre Dame qu'il avait rédigées clandestinement et que prononçait un certain Père Sanson, il appelle le christianisme une "métaphysique de la charité". Il faudrait traduire le langage du philosophe Laberthonnière et écrire : un idéalisme de la charité.

L'idéal est beau, l'idéalisme...

Non, le christianisme n'est pas une métaphysique idéaliste. S'il veut en devenir une, il aura le destin, à la fois chaotique et élitaire, de toutes les rêveries généreuses.

Il faut dire au contraire que le christianisme introduit dans le monde une réalité nouvelle, sur-naturelle, la réalité sacrée de la présence eucharistique, qui est substantielle. La réalité sacrée de la divino-humanité du Verbe de Dieu. La réalité sacrée de notre propre déification (si vous doutez, allez voir la IIème épître de Pierre 1, 4, ou relisez le texte classique de l'Offertoire). Dans ses meilleurs moments, lorsqu'il se déprend de son Bonnet carré de professeur de philosophie au Collège de Juilly, Laberthonnière, de son terrible regard perçoit ce réalisme, loin de tout idéalisme.

Il écrit par exemple, magnifiquement : "Nous ne commençons pas par connaître Dieu (ah ! l'intuition intellectuelle), ni par nous connaître nous-mêmes, ni par connaître les autres êtres tels qu'ils sont. C'est par là que nous devons finir. Nous avons donc en quelque sorte à gagner Dieu, à gagner notre âme, à gagner les autres êtres". Dans son dernier Cours au Collège de France, qui vient de paraître, Michel Foucault n'est pas très loin de cette conception chrétienne du salut, qui consiste pour chacun d'entre nous de manière personnelle, à devenir ce que nous n'étions pas, à gagner ce que nous ne possédions pas. Bref : à éliminer la mort. Etre chrétien, est-ce autre chose au fond ?

1 commentaire:

  1. Cet extrait...


    « Il nous faut accueillir ce monde tel qu’il est. Vivre par sympathie ses idées, ses aspirations, ses illusions. Nous mettre avec lui dans le rang pour faire œuvre scientifique et philosophique. Nous poser la question qu’il se pose. Sentir les difficultés auxquelles il se heurte. Souffrir ses doutes et porter le poids de ses négations. C’est en nous laissant pénétrer par lui et en cherchant avec lui, que nous pourrons l’amener à retrouver, avec nous, le sens du christianisme qu’il a perdu. Le Christ nous a communiqué sa vérité en partageant notre humanité. » (Lucien Laberthonnière, 1905)


    Qu'a fait Jésus d'autre que de faire lever notre pâte humaine ?
    Qu'à fait Dieu (Père, et Parole) d'autre que de créer l'Homme (Jésus) et donc l'humanité... pour que Lui et nous recevions Notre-Dame, Conception de tout être manifesté ?

    Je découvre Laberthonnière, et son calvaire, Merci Monsieur l'abbé de ce choix, je sens qu'il va y avoir du riche fruit la dedans !

    Glycéra

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