mardi 13 décembre 2011

Isaïe face à la philosophie : le clash des raisons

"Existe-t-il une communion sans transcendance ?" demandait André Malraux dans la préface qu'il a donnée à l'enfant du rire de Pierre Bockel. C'est la question que pose une humanité orpheline de Dieu et qui continue à rêver de solidarité et à fantasmer son unité "spirituelle", alors que le sort des peuples se cristallise dans la mondialisation heureuse de manière toujours plus dissemblable, toujours plus loin de cette unité purement rhétorique : peuples dits développés consommateurs et jouisseurs d'un côté ; peuples en voie de développement, qui travaillent et produisent pour tout le monde ; peuples dont on ne sait pas quoi faire dans le Nouvel Ordre et qui sont trop pauvres pour faire des dettes.

La question que se sont posé les juifs, la question que pose Isaïe est exactement à l'inverse : existe-t-il une transcendance qui ne réalise pas un jour la communion ? Le peuple juif se concevait lui-même comme un peuple séparé par le choix de Dieu. Mais Dieu peut-il être là pour quelques uns ? N'est-il pas forcément le Dieu de tous ? Saint Paul l'explique clairement aux destinataires de l'Epître aux Romains, qui sont souvent des juifs (vg Rom. 15, 10-13), il l'explique en citant l'Ancien Testament. Il l'explique en citant Isaïe : "En lui, les nations mettront leur espérance" (Is. 11, 10). Ou plus sobrement, d'après le TM, "les nations le chercheront".

C'est l'unicité du Messie, "germe de Jessé", qui fait son universalité. Toute universalité qui n'est pas fondée sur une unité réelle, allez disons-le, toute universalité qui n'est pas monarchique est promise à l'échec. Parce qu'elle naît de l'unicité du Salut promis par Dieu à un seul peuple, l'espérance des nations est vraiment une. Il ne s'agit pas de recomposer son unité, en cherchant à établir abstraitement, par une opération purement mentale, un dénominateur commun. Platon a essayé, et cela a donné l'Idée du Bien... L'idée, faites de tous les biens, abstraits dans une abstraction que le Père Festugière nommait naguère "synoptique"... L'expression est jolie, mais le résultat est pauvre. On se demande encore aujourd'hui interminablement si l'idée du Bien de Platon existe vraiment et si ce n'est pas l'ultime éclat de l'esprit en quête d'absolu et se découvrant... lui-même. Platon est un moderne, fasciné par le pouvoir de l'esprit.

Isaïe n'a pas ce problème. Il accepte d'emblée l'humilité, qui est attachée à la condition humaine. Le grand péché, pour lui, c'est la rébellion ou la révolte contre Dieu, comme cela a été écrit au Commencement du Livre (Genèse 3). "Les rebelles et les pécheurs seront brisés ensemble". Rébellion, péché, c'est la même chose.

Isaïe s'élève à l'universalité comme Platon, mais évidemment, pas de la même manière : son universalité n'est pas celle que procure l'esprit humain dans la fameuse abstraction synoptique. C'est celle qui vient de Dieu, de son unité ("Ecoute Israël...") et de l'unité du Salut qu'il procure : "Des peuples innombrables viendront et diront : Venez, montons à la montagne de Yahvé, au temple du Dieu de Jacob [il n'y a jamais eu qu'un seul Temple], qu'Il nous instruise de ses voies et que nous marchions dans ses sentiers. Car de Sion sort la Loi et la parole de Yahvé" (2, 3, repris dans Michée 4, 2). Ainsi l'unité de Sion n'est pas seulement l'unité de son Temple, mais l'unité de Yahvé lui-même. Et c'est cette unité qui fait que les nations nombreuses s'approchent.

Il n'y a d'universalité réelle que celle au principe de laquelle on doit poser une unité. Cette remarque, Isaïe l'avait comprise. Elle est essentielle à l'économie du salut : "Un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême [confiteor unum batisma], un seul Dieu et Père" insiste saint Paul en écho. Cette unicité du Christ - Dominus Jesus - n'est pas là pour rétrécir le don de Dieu, comme si Dieu ne se donnait qu'une fois : il se donne à chacun, des milliards de fois. Mais parce qu'il se donne de la même façon à tous, parce qu'il se donne de manière vraiment universelle, il faut qu'il se soit donné une fois pour toutes. Que cette fois pour toutes soit... la même fois pour tous.

L'unité du Seigneur Jésus est la condition de l'universalité du don de Dieu. Le choix du peuple élu ne recèle aucun mépris pour les autres peuples, mais un appel à l'unité de tous les peuples dans un unique Message. Ce n'est pas tout de suite, ce n'est pas immédiat, mais... cela arrivera, l'histoire est le lent déploiement de cette unité primordiale : "Il arrivera, à la suite des jours, que la Montagne du Temple de Yahvé sera établie au sommet des montagnes et sera plus élevée que les collines. Toutes les nations afflueront vers elle".

Dans le grand projet de la Mondialisation heureuse, nous avons cherché à faire l'économie de l'unité primordiale. Nous avons singé le projet divin, comme l'annonce Apocalypse 13. Nous avons singé l'universalité divine. Mais notre universalité, sans unité primordiale, notre universalité platonicienne, conceptuelle, utopique, ne fonctionne pas. Des craquements sinistres se font entendre déjà en divers coins de l'Empire du monde, et d'abord dans notr Europe.

Il faut le temps de l'histoire pour que se réalise la véritable unité de l'humanité, celle qui vient de Sion, celle qui procède de "la Parole de Yahvé". Ce n'est pas en cherchant partout des échos oecuméniques à cette parole que nous l'universaliserons, mais en préservant jalousement son unicité. Et en acceptant que seul le temps puisse, "en nom Dieu", exécuter l'oeuvre de l'unité.

6 commentaires:

  1. Une question:l'unité est-elle le fondement de l'altérité ou l'altérité est-elle le fondement de l'unité?c'est peut etre là,la différence entre juif et chrétien.

    RépondreSupprimer
  2. Merci monsieur l'abbé,
    votre texte viens de me donner une piste pour l'étude de Rm(11,24), j'ai un devoir à rendre dessus.

    RépondreSupprimer
  3. " Nous avons singé l'universalité divine. Mais notre universalité, sans unité primordiale, notre universalité platonicienne, conceptuelle, utopique, ne fonctionne pas."

    Désolé, Monsieur l'abbé, mais la fausse universalité que vous dénoncez à juste titre :

    1) - n'est pas "notre" universalité, car ses meneurs sont une poignée. Lire par exemple "Les espérances planétariennes" pour connaître ceux qui la fomentent. Cela ne rend d'ailleurs pas pour autant les "suiveurs" innocents.

    2) - elle est encore moins "platonicienne", car jamais Platon n'a été matérialiste, et la devise gravée au fronton de sa République était "Justice".

    RépondreSupprimer
  4. Ma façon de comprendre la question d'Anonyme (13 décembre 13h55), c'est que pour un juif, l'altérité est le fondement de l'unité (par exemple dans la pensée de Lévinas).

    Le problème, c'est que cette altérité juive, je ne l'ai pas rencontrée en réalité, en action ; elle me paraît plus abstraire encore que l'Idée du Bien telle que l'abbé de Tanoüarn reproche à Platon de l'avoir conçue.

    RépondreSupprimer
  5. Je suis d'accord avec le masque de chair(21:52).
    Je crois que le Christ est venu dés-altérer l'altérité.Il est la source d'eau vive qui réunit, ou répare, ce qui était séparé.

    RépondreSupprimer
  6. Bravo, Anonyme, pour ce beau jeu de mots !

    RépondreSupprimer