vendredi 23 août 2013

Le Coeur immaculée de Marie et notre IBP

Je ne voulais pas laisser passer la fête du Coeur Immaculé de Marie, dont M. l'abbé Héry avait voulu faire une fête patronale de notre Institut. Combien cette fête est éloquente aujourd'hui, combien il est important de parler du coeur et de l'intelligence qui en découle. Nos contemporains sont asphyxiés entre le rationnel (ce bon vieux calcul de nos intérêts qui fondamentalement nous dirige) et le compassionnel (cette tendance à verser des larmes de crocodile sur tel ou tel événement en s'empêchant toujours, ainsi de voir l'ensemble d'une question). Le grand oublié, c'est le coeur, d'où vient toute science de la vie, toute foi et toute beauté.

Marie avait du coeur plus que personne au monde. Marie avait la foi mieux que quiconque. Marie comblée de grâce semble même émouvoir l'ange. Le Seigneur est avec elle lui dit Gabriel avant qu'il ne s'incarne en elle. "Elle a conçu Jésus dans son coeur avant de le concevoir dans son corps", raison pour laquelle, comme dit Luther dans son Commentaire du Magnificat, elle est sans doute la première chrétienne : chrétienne avant le Christ et pour qu'il y ait le Christ. En elle, on peut dire d'une certaine façon que l'Esprit saint s'est incarné. C'est le sens que donnait le Père Kolbe à ces deux mots mystérieux : conception immaculée.

Saint Paul nous dit que le Christ est le nouvel Adam (I Co 15). Il fallait au nouvel Adam une nouvelle Eve, sinon où serait la parité ? Dieu se serait contraint, se serait limité au sexe mâle ? Impossible. De la même façon que l'homme psychique est créé "mâle et femelle" (Gen. 1, 29), de la même façon l'homme spirituel est donné au monde dans les deux sexes, qui, en quelque sorte se partagent l'image de Dieu dans l'être humain. C'est pourquoi, comme saint Bernard, on doit répéter "De Maria numquam satis". D'une certaine façon, on ne dira jamais assez de la Vierge Marie, cette femme qui a soumis les éléments du monde dans la vision de l'Apocalypse : elle est vêtue du soleil, elle a la lune sous les pieds et sur la tête une couronne de douze étoiles. Il n'a pas fallu attendre longtemps pour que, selon sa prévision, "toutes les générations la disent bienheureuse". Dans l'Apocalypse c'était chose faite de façon oh combien autorisée.

jeudi 22 août 2013

[verbatim] "Tous les rapports sociaux traditionnels et figés, avec leur cortège de croyances et d’idées admises et vénérables, se dissolvent" [posté par RF]

[par RF] Sans commentaire inutile, je livre à votre lecture ce bref extrait sur la désacralisation de notre monde
"[...] La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. [...]"
... et cet autre extrait, sur la mondialisation: industrielle et culturelle...
"[...] Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l'adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n'emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. A la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit Les oeuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle. [...]"
Voila ce qu'écrivait Karl Marx ("Le Manifeste du Parti Communiste") il y a 5 ou 6 générations, et que ne lisent sans doute plus ni ceux qui se réclament encore de lui, ni ceux d'en face.

vendredi 16 août 2013

dé/zoom [par RF]

[par RF] Lorsque nous avons le nez collé sur nos problèmes, nous sommes tentés de leur trouver des causes immédiates – et proches. Nous aimons alors penser que tout tient à un seul homme: si on ne se gare plus à Paris c’est un coup de Delanoë et de ses Verts; si l’enseignement va mal en France c’est à cause de Haby et de son collège unique; si le catholicisme recule chez nous c’est du fait de Bugnini et de sa messe. 

Mais si nous dézoomons, nous voyons que les mêmes problèmes se posent simultanément dans des sociétés voisines. Sous une forme ou sous une autre, ce sont toutes les mégalopoles anciennes qui chassent l’auto de leur centre. Ce sont tous les pays qui s’interrogent sur la pertinence de leur modèle éducatif. Et le recul du catholicisme? la Suisse ou l’Allemagne offrent à l'observateur l’avantage d’être des sociétés religieusement mixtes mais sociologiquement homogènes. Baptême, mariage, funérailles: les courbes parallèles indiquent la même désaffection chez catholiques et protestants. 

Aïe. La ‘nouvelle messe’ ne serait donc pas la clé du recul du catholicisme? Je sens venir l’agacement, la gronderie et les coups. Votre modeste webmestre ne serait-il donc pas tradi? Si. Mais de quel traditionalisme? Je crois qu’il en existe trois types: 

Le premier pense que la nouvelle messe tient du complot. Un ennemi intérieur («suivez mon regard…») a voulu frapper l’Eglise à mort, en substituant un ersatz au plus saint de nos mystères. Au sein de cette théorie, on discute pour savoir si l’ersatz remplit cependant sa fonction, et quelle dose de poison il transporte. 

Le second traditionalisme pense que la nouvelle messe a honnêtement voulu répondre au déclin déjà amorcé à l’époque. Qu’en modernisant la forme on pensait rendre plus éclatant ce qu’elle réalise. Mais qu’on s’est trompé de remède, et que la réforme loin d’enrayer le déclin l’a précipité. 

Le troisième traditionalisme est pragmatique. Il constate que la chrétienté n’existe plus en Europe de l’Ouest, que le tissu religieux s’y est aminci au point de ne plus laisser que des îlots, plus ou moins présents selon les milieux et les régions mais cependant tous fragiles; que certains de ces îlots vivent de la forme liturgique extraordinaire ; et qu’au regard de la rareté et de la fragilité de ce qui reste de chrétienté il convient au minimum de ne mettre de bâtons dans les roues de personne.

Dans cette optique («ne mettre de bâtons dans les roues de personne») la décision romaine d’interdire leur liturgie privilégiée aux Franciscains de l’Immaculée est proprement... étonnante. Mais ce serait là l’objet d’un autre post.

jeudi 15 août 2013

L'abbé Bruno Schaeffer : il avait la noblesse de Dieu

Je suis allé mardi dernier aux funérailles de l'abbé Bruno Schaeffer au monastère de Bellaigue, en Combrailles. Nous n'avions - peut-être - pas tout à fait les mêmes positions ecclésiales, mais c'était un homme de Dieu, un homme qui révélait quelque chose de la bonté de Dieu juste dans sa manière d'être, sans phrase, avec une attention mais aussi une discrétion dont on aurait voulu parfois interrompre le cours. Rien du gourou ! Au Parloir chrétien rue du Vieux Colombier, à Saint-Nicolas du Chardonnet, puis dans la grande salle de la Rue Gallande, ce cadeau somptueux qu'il fit à la Fraternité Saint Pie X, il recevait des jeunes, faisant lui même parfois un bout de tambouille, avec une étonnante proximité envers tous, sans distinction de chapelle, montrant un sens du bien commun de l'Eglise dont les prêtres de toutes les tendances pourraient bien s'inspirer. Certains au Vatican même lui ont parfois en douce cherché des noises. Je me souviens, alors que je travaillais au Saulchoir que le Père Gy est venu en bras de chemise me demander d'un ton inquisiteur (le ton qui convint à son ordre au Moyen âge) "ce que je pensais de Bruno Schaeffer". C'est en me remémorant ce pénible épisode de nos toutes récentes guerres de religion que j'écris ces lignes. Pour rendre justice à un prêtre de Jésus Christ, à un homme qui fut père - abba ! - bien plus souvent que le rythme biologique le lui aurait permis si il avait choisi une carrière dans le siècle.

Disons-le tout net, l'abbé Schaeffer cultiva la thèse sédévacantiste, telle que l'exposa Mgr Guérard des Lauriers, dominicain. Pour lui la papauté était quelque chose de si grand - un droit divin ! - que les papes, depuis Jean XXIII, avaient perdu l'exercice de ce Munus. Le Père Guérard fit sensation au tout début des années 80, en distinguant la papauté "materialiter et la papauté "formaliter". Selon cet intellectuel de haute volée,  les papes, après Pie XII, parce qu'il n'avaient pas eu l'intention de recevoir la plénitude de pouvoir qui caractérise la papauté, restaient en-deça du pontificat. Ils étaient pape matériellement, non formellement. Le théologien précautionneux, au moment même où tel l'éléphant, il écrasait allègrement une porcelaine multiséculaire, éprouva le besoin de finasser en précisant que sa thèse, selon laquelle le pape n'était pape que matériellement et non formellement, revêtait une "certitude probable" qui permettait à un chrétien d'agir en conséquence avec une assurance suffisante. C'est ainsi qu'inquiet pour l'avenir de l'Eglise, le Père Guérard des Lauriers se fit lui-même sacrer évêque par un Viêt namien controversé, frère de l'ancien président Diem, archevêque de Saïgon en son temps, qui fit au Concile plusieurs interventions sur le dialogue avec les bouddhistes, Mgr Ngo Dinh Tuc, celui-là même d'ailleurs qui ordonna prêtre Bruno Schaeffer.

Cette thèse sur le pape était lourde et fine en même temps (ce que, hélas, l'abbé de Cacqueray, qui officiait pour les funérailles n'a manifestement pas compris du tout : je parle de la finesse autant que de la lourdeur). A la même époque, le Père Barbara développa une thèse sédévacantiste radicale, sans distinguer le "materialiter" et le "formaliter", qui est celle à laquelle implicitement on se réfère (Cacqueray compris) quand on parle, sans bien les connaître, de tels sujets. Il y a des différences foncières entre les deux hommes. Le Père Barbara était un curé pied-noir au verbe haut qui aimait les simplifications qu'une éloquence ordinaire fait subir à la pensée, qui se souciait de la pratique subtile des distinctions scolastiques comme d'une guigne et qui écrivit une Catéchèse catholique du mariage, dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle est fort systématique, soumettant à la Ratio theologica le moindre ébat conjugal... avec l'inconfort que chacun imagine dans ce mélange. Il raisonnait en base 2. Pas Guérard des Lauriers. Et pas l'abbé Schaeffer. La demi-heure de l'abbé de Cacqueray sur la question a été insupportable pour la famille et pour les familiers de l'abbé, qui me l'ont dit. On avait l'impression, en assistant aux obsèques, d'enterrer un Savonarole, ce qui était aux antipodes du caractère et de la perspective de l'abbé Schaeffer, fort dans la foi, comme nous le prescrit saint Pierre, mais se méfiant de tous les prophétismes, jamais raide et qui ne faisait d'ailleurs pas état, quand on ne lui en parlait pas, de cette hypothèse théologique et de la certitude probable qu'elle comportait.

Petite parenthèse : Jean Madiran s'était beaucoup moqué à l'époque de la "certitude probable", dont il disait, si mes souvenirs sont exacts, dans un texte d'Itinéraires, dont la verdeur polémique était digne des Provinciales de Pascal, que c'était un cercle carré. On pense à la deuxième Provinciale : "Qu'est-ce que cette grâce suffisante qui ne suffit pas". Pascal et Madiran sont resté maître du terrain rhétorique. Mais ils avaient tort l'un et l'autre sur le formel de leur attaque, Pascal quant à lui eut le bon goût de le reconnaître peu ou prou dans on dix-huitième petit papier : la grâce suffisante a besoin de la grâce efficace sinon elle ne suffit pas. Quant à la certitude que nous avons du bien que nous accomplissons, ce n'est jamais une certitude apodictique ou démonstrative, c'est toujours une certitude morale. Combien, avec la certitude de faire le bien, accomplissent le mal ! Dieu seul connaît le bien et le mal que nous faisons. Notre conscience, bien éclairée, n'en a qu'un aperçu parfois trompeur (cf. Somme théologique IaIIae Q19 a5), ce qui n'empêche pas que nous devions la suivre (a6) et que nous ne péchons pas le faisant. Tout cela est compliqué : il faudra bien que le Vatican se prononce sur tous ces sujets !

Dans la deuxième partie de son homélie, l'abbé de Cacqueray a très bien parlé de la bonté de l'abbé Schaeffer. Mais il a effectué dans la deuxième partie de sa deuxième partie, un rapprochement proprement stupéfiant. Il a repris l'épître aux Hébreux pour nous expliquer que "la racine" de la sainteté de l'abbé Schaeffer est qu'il était "sans père, sans mère, sans généalogie", comme Melchisédech, le premier de tous les prêtres de l'ordre nouveau. Le Prédicateur a employé le mot "généalogie". Sans doute a-t-il parlé pour lui-même qui, quoi qu'issu d'une noble famille, n'en veut pas faire état. Mais l'abbé Schaeffer, historien et historien du droit, personnage enraciné, arpentant les terroirs français de son pas de chasseur, fut un généalogiste dans l'âme. Il accordait beaucoup d'importance au fait d'avoir une lignée, dont on ne peut et ne doit pas déchoir. Ce n'était pas pour lui une question de titre ou de vantardise, bien évidemment. C'était simplement une question d'honneur, un point terrestre où l'honneur venait s'accrocher. Il mettait en pratique la phrase du Père de Broglie : "La noblesse n'est pas la classe qui dirige mais la classe vers laquelle on se dirige". Ajoutons que sa fidélité à l'ordre de saint Benoît, à l'intérieur duquel il a voulu mourir, a été pour lui une autre manière de cultiver la généalogie. Ce bénédictin actif dans la ligne du Père Emmanuel du Mesnil Saint Loup comptait ces moines de tous les temps comme autant d'ancêtres dans la foi, en communion avec chacun d'entre nous dans le sublime "mystère de la piété" qu'évoque saint Paul. L'esprit monastique de l'abbé Schaeffer, qui aimait tant commenter la Règle de son Bienheureux Père, était, dans tous les sens du terme, un esprit de piété, avec la certitude théologale que, cohéritiers du Christ, nous autres chrétiens,, affrontant chacun les turbulences de l'Histoire dans le moment qu'il nous a été donné de vivre, nous étions tous fils et filles du même Respect viscéral qui avait fait naître en nous cette piété.

Théorie que tout cela ? Non, pas chez l'abbé Schaeffer. Chez lui, à Coulloutre, il recevait comme un Prince, mais non comme un m'as-tu vu. S'il mettait une belle nappe et de beaux couverts, c'était pour que chez lui, chacun se sente reçu comme un Prince. Sa direction spirituelle était, j'allais dire du même bois : jamais interventionniste jamais molle non plus. Il faisait sentir, sans phrase, à qui venait le voir que les chrétiens, devant Dieu, sont un peuple de princes, que ce principat nous fait partager les mêmes devoirs et que les meilleurs en ce Royaume de la grâce sont ceux qui ont la conscience la plus aiguë de ces devoirs.

mardi 13 août 2013

[no comment] Décadences [par RF]

[par RF] Ça commence comme une caméra cachée, humour belge à la François l’Embrouille, avec une petite pointe du Poelvoorde de la première période. Passées les premières images, on comprend qu’il s’agit d’autre chose, de l’illustration d’au moins quatre incohérences de notre société européenne -inutile de les nommer tant elles sautent aux yeux-, qui se heurtent, et qui rebondissent les unes contre les autres, dans un clash qui rend caduques nos habituelles grilles d'analyse. Je ne sais pas si notre siècle sera religieux, mais je crois bien qu'il sera... intéressant. Voyez-vous-même cette vidéo, croisée sur le Forum Catholique.

mardi 6 août 2013

Le pachyderme en son nouveau paradigme

[par Marie-Pierre] Je lis, deci delà, ce qui s’écrit dans ‘notre milieu’ sur l’enseignement, et je ne suis guère… convaincue. On ressasse en long les méfaits de la méthode globale, de l’enseignement du genre, sur la chute du niveau, ou sur la syndicalisation du mammouth. Je ne suis pas certaine de la réalité des maux dénoncés, par exemple dans le premier degré (3 ans/11 ans). Méthode globale? prenez les manuels de lecture de vos enfants, de vos neveux, de vos petits voisins : vous verrez ce qu’il en est. Prenez aussi les manuels de biologie («La vie d’un enfant commence neuf mois avant sa naissance..» - Tavernier/Bordas), et jugez s’il y a là une incitation au vice. On me dira que Peillon… je réponds que les instits ne lisent pas Peillon. Tout cela, je l’ai déjà écrit ici, et si j’y reviens c’est pour dire que :
  
… pendant que l’on débat de ces sujets, on ne voit pas ce qui s’annonce et qui va tout bouleverser. Je veux parler des technologies nouvelles. Pendant des siècles nous avons été dans une économie du savoir rare. Le professeur professait, l’élève s’élevait en ingurgitant – il devait ensuite régurgiter. Avec le numérique nous entrons dans un nouveau modèle, d’abondance (des supports) de savoir. Je répète : «abondance (des supports) de savoir», expression dans laquelle les parenthèses jouent le rôle principal. A terme, tout est sur la table, et tout le monde a accès à la table, et l’enseignant n’est plus là pour ‘livrer’ le savoir, mais pour guider son élève entre ces (re)sources. Reste ensuite le vrai travail : digérer la chose, en ressentir la beauté.
[Bien sûr qu’il faudra toujours des écoles, des lycées, ne serait-ce que pour la socialisation. Je vous livre une grande direction, brute de décoffrage – vous l’affinerez si vous le souhaitez. Concrètement, pour apprendre l’espagnol ou l’italien, fréquentez wikipedia dans cette langue. Les textes sont simples, et leur sujet connu. Google apporte les mots inconnus. Vous vous familiarisez avec la langue, ses tournures, et son vocabulaire. Youtube est là pour l’oral, avec des chansons sous-titrées. Trente minutes par jour, et au bout de deux mois vous aurez un niveau basique. Faites-le, ou ne le faites pas, mais sans l’excuse du manque de moyens.]
Une chose encore. Vous avez peut-être vu qu’un très orwellien «Haut Conseil à l’Intégration» lance une polémique sur le voile dans les universités. Lesquelles ont à mon sens d’autres problèmes plus réels, et devraient se pencher sur deux chiffres : la proportion de leurs étudiants qui sortiront diplômés, et celle de leurs diplômés qui trouveront à employer leurs connaissances. Tout le reste…

vendredi 2 août 2013

Jean Madiran à la dentelle du rempart

Je me pose cette question, qui est celle de la piété filiale, depuis que nous avons appris son départ vers le Royaume de Dieu le 31 juillet dernier : qu'est-ce que je dois à Jean Madiran?

Et je me revois adolescent, 16 ans ou peut-être 17. Je n'avais pas encore mon baccalauréat. Je venais de rencontrer le MJCF, en la personne d'un certain Pascal (il se reconnaîtra peut-être) qui, au collège rueillois de Passy-Buzenval, se baladait, Sacré Coeur chouan à la boutonnière. Au MJCF évidemment, tout de suite j'avais été voir les livres... J'avais besoin de livres. J'avais besoin de comprendre l'éducation catholique que j'avais reçu. Et je suis tombé sur un petit livre, un pamphlet publié par la revue Itinéraires et signé Jean Madiran. Cela s'intitulait La religion du cardinal. François Marty, archevêque de Paris, y passait un sale quart d'heure... Et moi... je jubilais devant ces analyses implacables. Cette logique parfaite était profondément respectueuse de l'adversaire : elle se contentait souvent de le prendre au mot et de lui faire porter sa propre condamnation. Quoi de plus satisfaisant pour l'esprit ? Ce texte me paraissait résumer toute la force d'une intelligence entrée en résistance à une date indéterminée (je ne connaissais pas l'histoire intellectuelle de Jean Madiran en ce temps-là) et qui semblait capable de défier le monde entier avec les seules armes de la vérité bien assénée. Je me souviens encore de la joie que j'éprouvais à lire et à relire ce texte (que je n'ai d'ailleurs pas relu depuis). A Jean Madiran, je dois ma très jeune assurance de résistant intellectuel. Il m'a fait comprendre que l'on peut défier le monde entier du moment que l'on sait raisonner. Il m'a donné aussi le culte de la clarté, le désir de ne jamais compliquer un problème quand cela n'est pas nécessaire, le respect de la suprématie des idées lorsqu'elles ont été bien distinguées et correctement exposées - une sorte de cartésianisme pratique, si vous voulez, dont je comprendrai plus tard que Madiran (qui aurait sans douté récusé cette filiation) la devait malgré lui à un certain Charles Maurras.

Je prends un exemple - La discussion de Madiran avec le Père Yves Marie-Joseph Congar relève de cette profonde confiance en la raison (depuis Benoît XVI on peut dire : de cette foi dans le logos). Le Père Congar était un érudit qui avait à sa disposition mille arguments pour illustrer son propos. Jean Madiran, en face, simple cavalier français et non théologien à bonnet carré, partit d'un si bon pas frappant d'estoc et de taille, que le bon Père dut déclarer forfait dans le duel à la loyale sur le concile Vatican II qui lui fut proposé. Le savant fit long feu face au bretteur, non pas par je ne sais quel extrémisme du bretteur, mais à cause de sa manière de toujours préférer un argument à une convenance. Leur débat a été publié. C'est un témoignage important sur une époque incompréhensible.

J'ai essayé plusieurs fois de dire à Jean Madiran cette dette que je me sentais lui devoir. Je lui parlai de La religion du cardinal, texte auquel il ne sembla pas attacher grande importance. Il prenait ma protestation pour une sorte de politesse, avec une humilité, qui me paraît être l'un des charmes cachés (et trop peu aperçus) du personnage, qui par ailleurs bien sûr ne manquait pas d'orgueil... ou plutôt de fierté.

Outre ce cartésianisme pratique qui fit la grandeur du polémiste, Jean Madiran posséda éminemment une autre qualité : celle de stratège. Il savait exactement ce qui allait se passer (le pire) et ce qu'il pouvait faire. Il l'a su très vite, et très vite a compris qu'il ne pouvait pas grand chose de plus que d'être un témoin. Son obsession ? Montrer que "face au triomphe du Pire et des pires" dont parle Charles Maurras dans sa célèbre Lettre à Pierre Boutang, il reste une arche à bâtir, un combat à mener, un public qu'il faut convaincre d'avoir à le mener, qu'il faut réunir ("pas d'ennemis à droite"). Pour cela, autour de la revue Itinéraires, il a voulu réunir une Ecole de pensée. Et à cette Ecole, faite de tempéraments et d'itinéraires très divers, il a cherché à assigner des objectifs pratiques. C'est lui, avant Mgr Lefebvre, qui a convaincu quelques catholiques de mener le combat contre "la nouvelle messe". C'est lui qui a mis la plume dans la main de Louis Salleron, en publiant son livre sur La nouvelle messe dans la collection Itinéraires. Il a tout fait pour montrer que ce combat, qu'il percevait comme nécessaire à l'Eglise, était possible. Et il a convaincu quelques ecclésiastiques, alors souvent en rupture de ban et démobilisés voire désespérés, de rallier le panache blanc de la revue Itinéraires.

Ces qualités de "stratègos", de chef expliquent sa profonde - et paradoxale - modération, le fait qu'il n'ait jamais voulu suivre un homme jusqu'au bout (ni Mgr Lefebvre en religion ni Jean-Marie Le Pen en politique), qu'il ait toujours laissé leur chance aux institutions plutôt qu'aux hommes, sans confondre le moyen (parti, école, presse) et la fin c'est-à-dire le bien commun, dont on ne comprend l'étrange prégnance qu'à travers ce qu'il appelait "le principe de totalité". Le fait du stratège n'est pas seulement de savoir défendre sa crèmerie (cela, Madiran s'en souciait peu au fond, habitué qu'il était aux apocalypses historiques et aux bouleversements de crèmerie en tous genres) ; c'est plutôt justement de garder toujours un oeil sur le tout. Toujours ouvert, je veux dire l'oeil et aussi le bonhomme, même si cela ne paraissait pas forcément pour qui ne l'avait pas rencontré.

Madiran aimait trop la vie pour s'enfermer dans quoi que ce soit. Il saisissait telle certitude supérieure et s'y tenait, mais cela ne suffisait pas à faire de lui un dogmatique ou un flic de sacristie, car ces certitudes étaient très peu nombreuses. Son dernier livre publié s'intitule Dialogue du Pavillon bleu. C'est le livre d'un homme de 90 ans, sûr des évidences qu'il avait pu saisir au cours de sa longue vie, mais toujours en quête de nouvelles certitudes greffées sur le vieil arbre de ses convictions de jeunesse. C'est ce dialogue continu qui explique son affection pour la jeunesse, sa confiance en elle et aussi sa propre jeunesse d'esprit : étonnante. Son enthousiasme : intact. Sa fidélité : en acier trempé. Qui l'entendait (en conférence ou à la radio) avait l'impression d'un mental. Qui déjeunait avec lui découvrait immédiatement l'émotionnel, avec son immense appétit de vivre... Il était conscient de cette ambivalence de son personnage et il en jouait. Il m'a raconté comment, alors qu'il s'était beaucoup rapproché de Marcel Clément (physique imposant et austère) un cardinal qui les recevait ensemble à Rome, s'était trompé sur l'identité de ses deux interlocuteurs, les prenant sans cesse l'un pour l'autre dans la conversation : l'austère qui enseigne ? Ce ne pouvait être que l'intégriste (Madiran). Le vif argent au regard de feu ? Ca devait être le très ouvert Marcel Clément, spécialiste de l'apostolat des jeunes. "Et c'était exactement le contraire" me dit Madiran, en souriant quarante ans plus tard de ce quiproquo qui était une bonne farce faite au sérieux (ou aux drames) du destin. Comme on fait la nique à une vieille dame emperlousée, quand elle a tendance à se prendre pour quelqu'un.

Jean Madiran éprouvait une véritable passion pour Charles Maurras, qui lui écrivit de fort belles lettres et qui rédigea une superbe préface pour son premier livre (signé Jean-Louis Lagor) sur la politique de saint Thomas d'Aquin. Mais il s'est voulu lucide jusqu'à une sorte de cruauté dans son livre consacré au Maître de Martigues, où il refuse un peu vite d'ailleurs le Politique d'abord. Jean Madiran, qui fut le grand ami de Dom Gérard Calvet fondateur du monastère du Barroux, était essentiellement un spirituel, en cela plus proche de Péguy et de sa patrie charnelle que de Maurras et d'un projet purement politique. L'un de mes amis me disait à propos de Madiran : "J'ai encore déjeuné avec lui il y a quinze jours. Il était encore en excellente forme [hélas à 93 ans tout peut aller très vite], mais, tu te rends compte, il m'a encore parlé de la Révolution nationale". Ce journaliste politique, qui est l'un des meilleurs analyste du PAF, trouvait manifestement qu'il était sans doute temps pour Jean Madiran de remettre sa montre à l'heure. Mais que fut la Révolution nationale, pour ce jeune catholique à l'écriture toujours fougueuse qui signait tantôt Jean Madiran, tantôt Jean-Louis Lagor, tantôt Jean-Baptiste Castétis ? Si l'on passe sur le statut des juifs, évidemment inacceptable, et une ou deux autres choses tout aussi déplorables, imposées par la dureté des temps et la botte du vainqueur, c'était avant tout le projet péguyste visant à rendre son âme à "la République notre beau royaume de France". Madiran était amoureux de cette âme de la France, c'est elle toujours, ce sont ses chances de vie et de rayonnement dans les coeurs qu'il a voulu défendre, en première ligne jusqu'au bout : à la dentelle du rempart.

Dentelle? Sa rhétorique de précision était pour qui savait s'y laisser prendre, une véritable dentelle, arrachant quelques minutes de beauté ou de vérité à nos années de plomb.

jeudi 1 août 2013

Jean Madiran est mort...

Jean Madiran est mort le 31 juillet 2013... Pour célébrer sa mémoire, je vous offre immédiatement ce long entretien que j'avais réalisé avec lui pour la Nouvelle revue Certitudes, n°11. C'était en 2002, il y a maintenant plus de dix ans. Quoi de neuf aujourd'hui? Je reviendrai demain sur l'homme. Mais voici son combat. Le nôtre.

Jean Madiran : « Je suis un témoin à charge contre mon temps » 
Entretien réalisé par l'abbé G. de Tanoüarn 
Nouvelle revue CERTITUDES - juillet-août-septembre 2002 - n°11
Jean Madiran occupe une place bien particulière - depuis presque un demi siècle - au sein de l'intelligentsia catholique. Refusant toutes les modes, dénonçant à l'avance les grandes illusions qui ont fait le concile Vatican II, il s'est acquis le respect de ses adversaires déclarés. Sa correspondance avec le Père Congar, expert progressiste au Concile, est un modèle du genre et elle fait référence. Polémiste féroce, philosophe rigoureux, il n'a pas peur de répéter que la vraie tradition est critique.

Après avoir soutenu le combat de Mgr Lefebvre - en particulier à travers sa revue Itinéraire - il prend quelque distance en 1988, tout en continuant à suivre attentivement l'évolution du Mouvement. Aujourd'hui, je sais que c'est en toute indépendance et je crois que c'est en toute amitié qu'il nous livre ses réflexions sur le concile et sur l'après-concile, à l'occasion de la parution de son dernier livre La Révolution copernicienne dans l'Eglise.
Jean Madiran, vous êtes directeur-fondateur du journal Présent et vous venez de publier deux livres coup sur coup, l'un sur la société, que vous intitulez significativement Une civilisation blessée au coeur et l'autre sur le concile Vatican II, La Révolution copernicienne dans l'Eglise. Autant le premier livre ne surprend guère, puisqu'on y trouve bien des thèmes que vous avez souvent développés, autant le second, s’inscrivant dans un cadre que vous avez déjà beaucoup exploré, peut surprendre par sa radicalité. Comment caractérisez-vous ce deuxième livre ?
Ce livre est une partie de ma vie et un témoignage. Non pas un témoignage portant sur des faits et qui consisterait à dire : j'étais là et j'ai vu. Plutôt le témoignage d'un combat spirituel - mon combat - celui dont Rimbaud disait « Il est plus rude qu'une bataille d'hommes ». Je suis un témoin à charge contre les procédés de gouvernement et contre l'« évolution conciliaire » qui depuis 40 ans, ont aggravé la crise de l’Eglise…
Certain critique a pensé que vous ne teniez pas assez compte de toutes les améliorations intervenues durant le pontificat de Jean Paul II. Et voilà que non seulement vous n'en tenez pas compte, mais vous parlez d’aggravation ?
Je crois que j'en ai toujours tenu compte. Je me souviens, lorsque l'encyclique Veritatis splendor est arrivée, en 1993, nous étions heureux... On ne pouvait que s'en réjouir. On peut dire la même chose plus récemment avec le document Dominus Jesus, sur l'unicité de l'Eglise. D'une manière générale, je n'ai pas manqué de faire écho à ce que vous nommez les améliorations intervenues durant le pontificat de Jean Paul II, mais on est bien obligé d'observer que ces améliorations sont restées absolument théoriques. Si vous voulez comprendre à quel point la situation de l'Eglise se dégrade, regardez la Bible Bayard. Elle se trouve inscrite dans la tradition catholique par la Commission doctrinale de l'épiscopat en raison de son apparat critique. C'est tellement incroyable que cela peut paraître suspect, alors je cite le texte de l'épiscopat, si vous voulez bien : « L'appareil critique, comportant introductions, notes et glossaires permet d'inscrire cette traduction dans la tradition vivante de l'Eglise catholique ». Et, dans cet appareil critique, nous lisons que les évangélistes ne sont ni Matthieu, ni Marc, ni Luc, ni Jean, mais des inconnus beaucoup plus tardifs, qui ont inventé, qui ont fabriqué les paroles attribuées à Jésus. Appeler cela un appareil critique conforme à la tradition, c'est se moquer du monde, car le beau résultat c'est qu'il n'y a aucune parole authentique de Jésus dans l’Evangile. Que cela puisse paraître sans que personne d'autorisé, sans qu’aucun évêque ne proteste, c'est le signe clair d'une aggravation de la situation intérieure de l’Eglise. Je ne cherche pas à brûler les livres, non, mais je voudrais simplement qu'il y ait des évêques pour mettre en garde. Le seul qui ait protesté, Mgr Guillaume évêque de Saint-Dié, l'a fait par le truchement du n° 1 de la revue Képhas, publiée en Suisse ... En France même, il n'y a eu que le silence... Autre exemple de cette aggravation de la crise : La Croix, à l'occasion de la rétrospective, organisée pour les 40 ans du Concile Vatican II, a publié intégralement, pour le rejeter comme obsolète, le texte de l’Acte de foi (je parle de la prière que nous apprenons au catéchisme) : elle explique en ricanant qu'il s'agit de la foi de Vatican I et non de la foi de Vatican II...

Alors ce qui est vrai en revanche, c'est qu'il existe ici et là des communautés qui s'efforcent de garder intégralement la foi, la liturgie, les sacrements, l'Ecriture, et aussi la philosophie chrétienne et l’histoire de l'Eglise. Mais cette magnifique germination de la grâce de Dieu ne change rien à la direction suivie par le grand navire. Voyez encore l'évêque d'Evry qui nous dit: il faut aimer le monde tel qu'il est. Comment un évêque peut-il dire une chose pareille ? II faut bien sûr aimer le monde de la Création pour lequel Dieu a donné son Fils, mais non le monde de la Révolution tel qu’il est et dont Satan est le Prince, cela n'a pas de sens pour un chrétien.
Vous nous offrez des exemples frappants de ce que vous nommez la Révolution copernicienne dans l’Eglise. Pensez-vous qu'on puisse un jour mettre Vatican II sous le boisseau ?
Je ne suis pas le pape, comme dit Mgr Rifan, mais je crois que beaucoup de gens aujourd'hui aimeraient bien oublier Vatican II. Comment cela se passera-t-il concrètement ? Je n'en sais rien. Je crois que Vatican II est susceptible d'une pia interpretatio (comme saint Thomas le faisait vis-à-vis de certains Pères). Je ne suis pas opposé à l'idée que le pape - par des documents - rectifie les ambiguïtés du Concile. Je ne suis pas opposé non plus à l'idée d'une réforme de la réforme, si dans la réforme, il y a la rectification.
Vous militez pour la rectification du Concile, mais croyez-vous que nous verrons une rectification de la liturgie ?
Vous savez, je crois que le vrai coup de maître de la subversion, c'est la nouvelle messe. Tant qu’il n'y a pas de distinction extérieure, on peut rester dans les paroisses et y maintenir la résistance nécessaire avec respect, humilité et patience. Les familles de tradition catholique qui sont sorties de « la pratique paroissiale », comme dit aujourd'hui l'archevêché, ces familles seraient restées dans leurs paroisses sans la nouvelle messe. La nouvelle messe est vraiment l'arme de la déchirure. Nous devons corriger, nous devons modifier cela, disais-je. Mais pour l'instant, nous n'en sommes pas encore là. Pour l'instant, on peut dire qu’il faut lutter contre le régime odieux de l'autorisation préalable, auquel est soumise la messe traditionnelle. Je dis que ce régime est odieux, au regard des titres imprescriptibles qui sont ceux du rite romain. Il faut ensuite que les évêques rendent à la messe traditionnelle sa primauté d’honneur. Que tous les dimanches, les évêques chantent dans leur cathédrale une grand messe latine grégorienne selon le missel romain de saint Pie V. On ne rétablira pas la liturgie traditionnelle du jour au lendemain dans toutes les paroisses. Je crois d'ailleurs qu'il y a quelque chose d'irréversible dans l'abandon du latin par les prêtres eux-mêmes. Le latin d’Eglise, c'est un univers! Regardez Henri Charlier, à l'école du Mesnil Saint Loup, ce village qui avait été entièrement rechristianisé par le Père Emmanuel. Une ou deux fois par semaine, sous sa férule, les élèves répétaient le propre du dimanche suivant, qui leur avait été expliqué au préalable. Ils en vivaient! Cette discipline du chant choral n'est pas anecdotique, elle existe déjà pour Platon, pour Aristote. Le chant forme une véritable armure artistique pour les jeunes gens. Il faut bien reconnaître qu'aujourd'hui, pour les garçons, quasiment seules les Ecoles de la Fraternité Saint-Pie X ont conservé cette tradition latine vivante...
Dans votre livre sur la Révolution copernicienne, vous dénoncez l'intention viciée de ce concile Vatican II, mais vous croyez vraiment que vous obtiendrez une réponse des autorités spirituelles à ce sujet ?
Non, après plus de quarante ans de combat, je n'ai pas cette naïveté de croire que l'épiscopat français, que son noyau dirigeant, me gratifiera d'une réponse. Mais quoi qu'il en soit, croire ou ne pas croire que l'on me répondra, cela relève du pronostic. L'esprit dans lequel je pose ces questions est au-delà du pronostic. Ce sont des questions qui se posent, quelles que soient les réponses quelles obtiennent ou qu'elles n'obtiennent pas. Ceux qui n'y répondent pas avaient la grave responsabilité d'y répondre. Invariablement nos questions depuis quarante ans se sont heurtées au silence des responsables et à l'argument d'autorité. Je reproche à l'épiscopat d'avoir toujours cherché le choc frontal, en particulier dans l'affaire du fonds obligatoire pour le catéchisme. Les hommes d'Eglise - j'allais dire quels qu'ils soient - sont sûrs de leur fait : Pas besoin d'argumenter vous opposent-ils tous. Prenez Pie XI, le pape de la condamnation de l'Action Française, lorsqu'on lui indiqua que de nombreux catholiques, avaient quitté l'Eglise. Il répondit sereinement : «Ceux qui nous ont quittés n'étaient donc pas des nôtres.»
A quoi attribuez-vous cette dureté de l'autorité, si sensible ces dernières années pour tous ceux qui ont cherché à s'opposer au Concile. Est-ce la vieille centralisation ultramontaine qui fonctionne à rebours ?
Je ne crois pas. Il est vrai qu'à l'époque du concile Vatican I, le pape était l'autorité suprême. Mais ce n'était pas une soumission aveugle. Regardez Dom Guéranger, chaud partisan de la primauté pontificale de juridiction. Il a refusé de venir au concile Vatican I parce que Pie IX lui avait fait savoir qu'il serait l'invité personnel du pape, alors que lui, en tant qu'abbé de Solesmes, tenait à apparaître comme invité de droit. On ne peut pas taxer de servilité une réaction si fière. Non, ce qui est vraiment nouveau, c'est que l'autorité conciliaire n'ajoute pas l'argumentation et l'explication à l'acte d'autorité, comme cela s'est toujours fait dans le passé. Alors face à cette autorité qui ne s'explique pas, je veux simplement être un témoin, le témoin du fait que les questions que je pose se sont posées. Je souhaite bien sûr et je demande que la trajectoire du navire soit corrigée, mais je ne m'abuse pas sur mon pouvoir... Je dirais cum grano salis que l'expérience la plus obvie ne confirme pas la célèbre sentence conciliaire selon laquelle «la vérité peut et doit s'imposer par les seules forces de la vérité». Lorsque j'ai écrit L’hérésie du XXème siècle, cela a été mon illusion d'imaginer que la vérité disposait par elle-même d'une force toujours décisive. Mais dans la post-face de la réédition, je prends acte du fait que je n'ai rien obtenu, pas même une réponse de ceux qui se trouvaient nommément mis en cause dans ce livre.
Vous insistez beaucoup sur l'idée d'un témoignage nécessaire...
Je parle de mon témoignage qui est un témoignage à charge. Si je devais donner un titre général à mes livres, je dirais : Témoin à charge contre mon temps. Je ne répéterais pas la formule de Saint-Exupéry : «Je hais mon époque, parce qu'on y meurt de soif.» Je ne parlerai pas de haine car la haine m'est étrangère, mais les charges sont graves... Peut-être ne suis-je pas digne de prendre un tel titre ? Dans ma vision, c'est le meilleur qualificatif qu'on puisse donner à l'oeuvre de Charles Maurras. Maurras, témoin à charge de son temps, est le défenseur par excellence - y compris au plan religieux. Lui, l'agnostique, il a défendu l’Eglise, il le répétait «l'Eglise telle qu'elle se définit elle-même». Et donc il a défendu Jésus-Christ, et, comme Pie X le lui a fait dire, il a défendu la foi. C'est «un beau défenseur de la foi» déclare le pape de Pascendi à Camille Bellaigue. On dira : il a défendu la foi, peut-être, mais il ne le savait pas, il n'en était pas conscient. Je réponds : dans l'Evangile, on lit justement quelque chose comme cela: «Seigneur, quand vous ai-je donné à manger?»
On a l’impression, à vous entendre, que vous vous inscrivez dans la lignée de Maurras avec ferveur, oserais-je dire avec piété...
Je crois en effet pouvoir revendiquer l'honneur d'appartenir à l'école maurrassienne (au sens large si l'on veut) et d'avoir, à l'encontre de tous interdits, toujours contribue à honorer la haute mémoire de Charles Maurras. Son «nationalisme» a été beaucoup méconnu, contesté, calomnié. Or, ce nationalisme consiste simplement à défendre la réalité de la nation, à montrer le bienfait national, à établir que « la plus précieuse des libertés temporelles est l'indépendance de la patrie », tout cela par des arguments tirés de l'expérience historique et de la philosophie naturelle: ce n'est ni une idéologie ni une idolâtrie. Le nationalisme maurrassien est un «empirisme organisateur» qui nous défend contre les utopies de l'internationalisme et spécialement aujourd'hui contre les prétentions tyranniques du mondialisme.
Pensez-vous qu'il existe un rapport entre votre parcours politique et vos prises de position religieuses ?
Cette question est vaste. Je puis y répondre en vous racontant comment a été fondée - en 1956 - la Revue Itinéraires. En 1955, j'avais publié un livre sur la non-résistance au communisme au sein de la presse catholique. Cela s'appelait : «Ils ne savent pas ce qu'ils font.» Je n'y mettais aucunement en cause les épiscopats, mais simplement ces journalistes catholiques d'une certaine presse, Vous savez à cette époque - fallait-il dire à cette époque déjà - il arrivait de trouver dans La Vie catholique illustrée tel reportage favorable à la Chine de Mao Tsé Toung. C'est à ce moment-là aussi que le vieux Joseph Folliet, un pilier de la Démocratie chrétienne, répétait : «II ne faut pas nous laisser distancer par les communistes sur les chemins de la justice sociale et de la paix.» Mon livre s'est très bien diffusé, mais il s'est passé quelque chose que je n avais pas prévu : je croyais susciter des réactions dans la presse que j’attaquais, mais c'est un déboulé d'évêques que j'ai trouvé en face de moi. Un seul d'entre eux a approuvé ce livre, Mgr Le Couedic, évêque de Troyes, celui qui, un peu plus tard, accueillera l'abbé de Nantes dans son diocèse. J'ai pu rencontrer certains de mes censeurs, comme Mgr Guerry, et c‘était pour me rendre compte qu'en toute honnêteté cet évêque était foncièrement à gauche, tout en cultivant une sorte de naïveté sur les réalités politiques. Dans cette campagne anticommuniste, j'avisai un certain Père Bigo, qui me paraissait très marqué par le marxisme, allant par exemple jusqu'à déclarer que du point de vue économique, les marxistes ont les bonnes solutions quant au système de dévolution des pouvoirs ; Après l'avoir dûment étrillé, je découvre que ce prêtre est justement le grand expert de l'épiscopat français concernant la question sociale. Bref, je constate l'importance de l'infiltration marxiste au sein de l'Eglise de France. Ces circonstances ont contribué à conduire le chroniqueur politico-littéraire (et philosophe thomiste) que j'étais à devenir aussi le chroniqueur politico-religieux que vous interrogez aujourd’hui.
La fondation d’Itinéraires s'inscrit dans cette lutte contre les infiltrations communistes dans l'Eglise de France...
C'est effectivement sur ces positions fortes de résistance au communisme que nous fondons la revue Itinéraires. Je dois ajouter que je voyais dans cette revue un moyen de promouvoir le dialogue entre les catholiques - déjà très divisés comme vous pouvez l'imaginer. Je lançais l'idée que les journalistes et les intellectuels catholiques puissent se retrouver une fois par mois à une messe commune. Je m'attirais cette réponse d'un important personnage du Centre des Intellectuels Catholiques : « Aller à la messe avec Madiran, jamais! »
Vous apparaissiez déjà comme un symbole, comme un chef de file ?
Non pas du tout! Du reste je ne souhaitais pas être le directeur d'Itinéraires. Cela va sans doute vous surprendre mais j'avais demandé à André Frossard d'assurer cette charge, car j'admirais beaucoup son livre Le sel de la terre. Il avait accepté d'ailleurs, avant de se récuser très vite. Ce qui est vrai c'est que ce livre sur le communisme dans l’Eglise, Ils ne savent pas ce qu'ils font, avait eu un impact énorme sur le public à ce moment-là. J'avais reçu plusieurs milliers de lettres de gens vraiment soulagés de constater qu'enfin quelqu'un dénonçait ouvertement le glissement marxisant de l'Eglise de France, C'est du reste grâce à ce courrier que nous avons pu lancer la revue dans de bonnes conditions. J'ai envoyé une lettre à tous ceux qui m'avaient écrit et nous avons pu disposer de 800 préabonnements, ce qui était considérable! On fondera le quotidien Présent de la même manière, par préabonnements.
A partir de quel moment avez-vous senti que la foi de l'Eglise elle-même était attaquée ?
Dans les premières années d'Itinéraires, alors que Pie XII est un pape rayonnant et universellement respecté, nous n'avons pas encore senti la gravité des atteintes à la foi catholique. C'est au cours d'une conversation avec le Père Fessard que j'ai eu les premiers soupçons. Le célèbre jésuite m'expliquait que, si les infiltrations communistes étaient si nombreuses, cela pouvait provenir du thomisme, « qui ne forme pas à la philosophie de l'histoire ». J'avais trouvé un peu cavalier cette attaque et je lui demandai si cela ne provenait pas plutôt d'un affaiblissement de la foi. II sursauta scandalisé. Notons pourtant que c'est ce même Père Fessard qui dans les années quatre-vingt écrivit ce livre de mise en garde : Eglise de France, prends garde de perdre la foi!

Ce qui nous a fait prendre conscience de la gravité de la situation, c'est d'abord le sentiment, après la mort de Pie XII en 1958, que les erreurs et les dysfonctionnements des diocèses - qui jusque-là étaient d'une manière ou d'une autre réprouvés ou au moins contredits par Rome - allaient rester sans contradiction ni réprobation venant de la hiérarchie de l'Eglise. Et puis, ce qui m'a vacciné définitivement, c'est le scandale de l'encyclique Mater et Magistra, publiée en 1961, qui écrabouille littéralement l'héritage de Pie XII. Oh! bien sûr, elle n'a pas été rédigée par Jean XXIII lui-même, qui de son propre aveu, ne connaissait rien à la doctrine sociale de l’Eglise. Cette manière de résumer la doctrine sociale de l’Eglise à deux encycliques, l'une de Léon XIII, Rerum novarum, et l'autre de Pie XI Quadragesimo anno, cela alors que Pie XII était mort juste trois ans auparavant, c'était énorme. Certes, Pie XII n'a pas écrit d'encycliques sociales, mais son oeuvre est considérable, en ce domaine, elle se compte en milliers de pages. Or Mater et Magistra cite un seul discours de Pie XII, daté de 1941. Depuis, semble nous dire Jean XXIII, il n'y a rien eu, il faut donc actualiser tout cela ! Voilà si vous voulez l'origine de mon immunité personnelle à la crise. J'ai reçu la suite des événements avec chagrin, sévérité, mais sang-froid! Je n'ai pas été troublé dans ma foi. Je crois n'avoir jamais eu vraiment de doutes sur la foi en l'Eglise qui est la foi en Jésus-Christ.
Pour ce qui est du Concile lui-même, à partir de quel moment avez-vous eu la certitude d'un dérapage ?
Le dérapage, comme vous dites, a été immédiat, il remonte au célèbre discours d'ouverture, prononcé par Jean XXIII le 11 octobre 1962. Même si ce n'est pas en ces termes-là que nous l'avons dit à l'époque, on s'est aperçu tout de suite que l'intention en était contestable, II apparaissait que le pape souhaitait un concile pastoral, sans aucune définition infaillible, sans aucune condamnation des erreurs qui circulaient un peu partout. Par la suite, les partisans de l’évolution conciliaire eurent un mot pour résumer l'essentielle intention du Concile : ils parlèrent d'ouverture au monde. Le terme d'ouverture remonte d'ailleurs à Jean XXIII lui-même. On raconte que pour expliquer à un interlocuteur ce qu'il voulait que soit le Concile, il était allé à la fenêtre qu'il avait ouverte à deux battants. S'ouvrir au monde, c’est donc se mettre à l'école du monde. On parle traditionnellement de l'Eglise enseignante, tout se passe comme si l'Eglise se considérait comme enseignée reconnaissant le monde comme enseignant. Pour en revenir au discours lui-même, nous nous sommes aperçus très vite d'une faute de traduction, apparente dans la version française. Alors que le texte latin dit: que la doctrine de l’Eglise soit «exposée et étudiée selon la méthode que postulent les circonstances actuelles», nous trouvions dans le texte officiel en français une version très différente de l'original latin : «La doctrine de l’Eglise devait être exposée selon les méthodes de recherche et la présentation dont use la pensée moderne». Le cardinal Villot a défendu la version française en déclarant même que ce passage du discours de Jean XXIII «a précisé quelle serait la tâche doctrinale du Concile». Plus tard le Père Wenger, ancien directeur de La Croix, revenant sur cette question, a expliqué que le pape avait écrit son discours en italien et que cela avait été donné ensuite au secrétaire des lettres latines, pas toujours très scrupuleux. Traduisons: remplaçant les formules innovantes par des formules traditionnelles, le texte latin avait souvent protégé la virginité de l'enseignement de l'Eglise contre des formules contestables... On s'est souvent battu sur le texte latin, plus traditionnel que les versions françaises : j'ai fini quant à moi par ne plus attacher d'importance à ces querelles linguistiques, tant il est patent que l’intention véritable du législateur ecclésiastique s'exprime manifestement désormais en langue vulgaire...
Votre démonstration sur l'intention viciée du Concile est effectivement très forte...
Encore faut-il la mener jusqu'à son terme. Prenons si vous voulez la traduction que le cardinal Villot et le Père Wenger prétendent seule authentique, contre la lettre du latin. II est évident que les méthodes de recherches et de présentation dont use la science moderne sont des méthodes intrinsèquement athées ou au moins agnostiques. On constate d'ailleurs que le développement du pouvoir de l'homme sur la matière correspond à un grand déclin de la philosophie et des sciences ecclésiastiques. Comme disait Péguy, « on ne dépasse pas Platon de la même manière que le caoutchouc creux a dépassé le caoutchouc plein ». Le progrès en philosophie ou en théologie est dans le sens d'un approfondissement. II est absurde de penser que c'est en utilisant les sciences modernes que l'on avancera en théologie... L'hypothèse (bienveillante) que je formule, c'est que cette prétention à l'usage des sciences modernes et de leurs méthodes constitue d'abord une sorte d'alibi à l'inculture ...Tant il est vrai que l'inculture de l'épiscopat est la même aujourd'hui qu'hier : c'est une des seules choses qui ne change pas dans l'Eglise de France.
M. Madiran, je vous remercie de ces éclairages passionnants sur la terrible crise de l’institution ecclésiale : je peux témoigner qu'on vous écouterait des heures et il n'est pas dit que l'on ne revienne pas sur cet entretien une autre fois pour le plus grand profit des lecteurs de Certitudes. Il nous faut conclure pour aujourd'hui et je vous poserai la question rituelle : voyez-vous une issue ?
Telle que vous la posez, la question est sans réponse, mais cela ne signifie pas qu'il n'existe aucune solution. Il faut un début à tout. Quel serait le signe du vrai renouveau ? Que l'on renonce à l'intention viciée qui a présidé à la rédaction de Vatican II. Ce que je critique dans le concile, ce n'est pas une intention secrète, occulte, difficile à mettre au jour, c'est une intention déclarée. II faut rectifier cette intention de manière déclarée. En quoi faisant ? Il importe que l'Eglise retrouve l'autorité d'enseigner comme vérité ce qu'elle a reçu la charge d'enseigner. Que les gens croient ou qu'ils ne croient pas, c'est une chose, encore faut-il que l'Eglise croie à la vérité qu'elle a reçu mission de transmettre. J'ai toujours attaché une grande importance au problème des catéchismes, car c'est la transmission de la foi qui est en jeu avec ce concile : la foi ne pourra se transmettre que si l'Eglise fait à nouveau profession de croire à l'autorité qu'elle a reçue de Dieu pour enseigner les fidèles. Je n'ai pas étudié à fond la déclaration sur la liberté religieuse, mais j'en ai gardé l'impression d'une révolution dans la pédagogie : au lieu d'enseigner aux enfants (c'est le cas le plus général) les vérités de foi avec autorité, on semble vouloir conduire les esprits à un choix adulte, libre, responsable entre les diverses religions, cultures et philosophies préalablement parcourues par une recherche respectueuse. Les enfants du catéchisme eux-mêmes, au lieu de recevoir un enseignement, devront se mettre en recherche. On pourrait quasiment résumer tout ce que nous avons dit par cette constatation : nos évêques n'ont plus d'écoles «catholiques», mais des écoles «catholiques non confessionnelles». La dénommée «évolution conciliaire» est embourbée dans des contradictions de ce genre, elles sont suicidaires. Commençons donc par sortir des contradictions, toutes filles de la contradiction-clé de notre temps: l'apostasie immanente.