mardi 31 décembre 2013

Tous malheureux ? Tous mes voeux !

En allant dire la messe aux religieuses de l'institution Saint-Pie X, ce matin à Saint-Cloud, j'écoutais RMC. Jean-Jacques Bourdin, le conformisme de l'anticonformisme, à moins que ce ne soit le contraire : l'anticonformisme du conformisme. En tout cas l'un des grands instituteurs, intronisé pour l'éducation bien pensante du peuple de France chaque matin, docteur en soft-idéologie. La question SMS du jour, nous sommes la Saint Sylvestre : Etes-vous heureux ? Entre neuf heures et neuf heures et demi, il y avait 65 et 66 % des réponses qui s'inscrivaient en négatif : non, nous ne sommes pas heureux. Enorme ! Enorme quand on sait avec Blaise Pascal que "tout homme cherche à être heureux, même celui qui va se pendre". Cela n'a pas fait vaciller le soft man de RMC. Pas de commentaire pour une fois sur ce chiffre, qui l'a pris par surprise. Autant dire que cela lui en a touché une... comme parlait le président Chirac. 66 % des Français à qui on pose la question et qui se donnent la peine de répondre se déclarent malheureux en Hollandie ? Pas de problème : depuis l'Elysée, on va leur répondre ce soir avec "des voeux d'espérance et de combat". T'es malheureux ? Combats quand même va... Comme à Dien Bien Phu ! La TVA augmente et ton pouvoir d'achat diminue ? Mais il faut avoir le moral ! C'est indispensable pour la consommation, et la bonne tenue de la consommation est indispensable pour l'économie... Alors ? Il ne s'agit même plus de bonheur, il s'agit d'euphorie. Répète après moi : Tout va bien ! Le seul ennemi de ton bonheur, c'est Dieudonné et sa quenelle, mais rassure-toi, on va l'interdire. Tu ne la sentiras plus monter...

Je suis vulgaire ? Je pense qu'on le serait à moins. 66 % des gens qui donnent encore leur avis sont malheureux ? Dans cette abbaye de Thélème qu'est la Société française d'aujourd'hui, une société d'abondance où tout est permis, même de se marier entre personnes de même sexe... Ces 66 %, il me semble que c'est un signe. L'euphorie obligatoire, le sourire cheese de rigueur, les photos en rose sur Facebook, qui singent un bonheur que chacun ne fait qu'entrapercevoir, ça ne marche plus.

Que se passe-t-il ?

Il me semble que l'on vit dans une société où tout est précaire, où la vie elle-même devient précaire, où personne n'a plus de statut, où le travail est méprisé et le travailleur jetable, où le capital est imposé et le petit capitaliste stigmatisé, où le plaisir est systématiquement disjoint de l'émotion qui le prolonge (mais que l'on fait disparaître à coups d'antidépresseurs s'il le faut). Que nous reste-t-il ? Un conjoint ? Il n'y a plus de lien et les hommes et les femmes se croisent comme des egos en perdition. Des enfants ? S'ils parviennent encore à faire la différence entre le virtuel, où ils sont englués et où ils endorment les traumatismes de vies familiales déchirées, et le réel (qui ressemble de plus en plus à l'impossible pour eux). Au moins peut-être nous reste-t-il une culture ? Un plaisir de savoir ? Que peut-on savoir à l'heure de la déconstruction ? Le savoir n'est plus qu'un calcul et le calcul ne rend pas heureux...

Nous prenons conscience petit à petit du mal moderne dans ses différentes dimension. A cause de cette prise de conscience, le mal moderne est en train de devenir le malheur moderne. Est-il irrémédiable ? Non ! Il nous reste une chose, la seule que l'on ne pourra jamais nous enlever, notre liberté. "Dieu a remis l'homme entre les mains de son conseil" dit le Livre de l'Ecclésiastique. Les valeurs ou plutôt les non-valeurs du monde ne nous rendent pas heureux ? Il nous reste notre liberté personnel, pour organiser l'espace de notre bonheur. Cet espace serait-il purement intérieur, dans l'échec de toutes nos entreprises extérieures, on ne pourrait pas nous le nier. Encore moins nous l'enlever.

Mais quel est cet espace direz-vous ? Cette métaphore géométrique est trop abstraite.

Non ! Rien n'est plus concret, mais il faut accepter de se passer de la métaphore géométrique et laïque de l'espace, il faut lui donner son vrai nom : la foi. Seul le bien nous rend heureux. La joie, disaient les scolastiques, est la certitude du bien possédé. Cette définition si sobre m'a toujours plongé dans des abîmes de réflexion. Car le bien, nous n'avons qu'une seule manière de nous y relier, ce n'est pas la raison, c'est la foi. Je ne veux pas parler seulement de la foi chrétienne, de la foi surnaturelle, mais de la foi dans tous ses états, la foi dans le bien, la foi dans l'amour, la foi dans l'avenir, la foi dans la vie et dans l'Evangile de la vie. Non pas quelque chose de vague et d'euphorique (ça c'est la caricature laïque de la foi). Non ! Une foi concrète dans un bien concret, qui ne se calcule pas, qui ne se programme pas et qui naît toujours de ce que Descartes, ce chrétien paradoxal, appelait la générosité. Non pas seulement la magnanimité d'Aristote, qui implique toujours un développement de l'âme (magna anima) qui est problématique. Non : Descartes a raison, ce qui rend heureux c'est la générosité, c'est-à-dire aussi l'offrande, le sacrifice. Peut-on être heureux si l'on ne possède rien à quoi se sacrifier ? Rien de plus grand que soi ?

Alors que 66 % des Français se sentent malheureux, alors que l'exigence du bonheur progresse avec la plus claire conscience du malheur, je forge ici le voeu qu'en cette fête de Saint-Sylvestre, chacun fasse l'inventaire des biens qui, dans sa vie, sont plus grands que lui et qui autorisent ou nécessitent le sacrifice. Heureux est-on si dans cette société de satiété on parvient encore à avoir faim et soif d'une justice qui nous dépasse et pour laquelle on est prêt au sacrifice.

vendredi 27 décembre 2013

La morale de l'islam

Il faut suivre attentivement la collection Studia arabica publiée par les éditions de Paris. Vingt et un volumes de recherches sur le monde arabo-musulman et les religions en général. Cette collection est dirigée par Marie-Thérèse Urvoy, prof à Toulouse et son mari Dominique est souvent son complice. Elle publie beaucoup de collectifs et n'a pas peur d'affronter les questions difficiles. Vingt et unième volume : La morale au crible des religions. L'intitulé m'a semblé passionnant.

Et puis tout à l'heure en discutant avec mon ami N, qui vit au Liban et qui a trouvé un peu faible mon entretien avec Nicolas Gauthier, après le débat avec Tarek Obrou, nous en arrivons  cette fameuse question de la morale en islam. Peut-on dire qu'il n'y a pas de morale naturelle, dont les impératifs sont connaissables et reconnaissables par tous (au sens de Kant) ? Peut-on dire que la doctrine morale coranique permet de légaliser les violences qui ont lieu aussi bien en Syrie (où sont les 13 moniales de Maaloula ? Quel calvaire ont-elle gravi ?) qu'en Centrafrique (où les catholiques sont, chez eux, en état de légitime défense, comme on ne nous l'explique pas à la télé) ? Je me dis : ce livre va m'offrir des éléments scientifiques... Et je ne suis pas déçu.

 C'est Marie-Thérèse Urvoy elle-même qui s'est collé à l'article de fond : remarquable ! A lui tout seul vaut qu'on se procure le livre (32 euros). Elle montre bien l'ambiguïté mystico-politique de cette morale.

"On observe que les commentaires coraniques soulignent chacun de son angle de vue le caractère purement extrinsèque de la préférence divine. La liberté d'agir et de choisir n'engendre pas véritablement l'acte, car Dieu seul est le créateur des actes humains selon la plupart des doctrines islamiques (excepté les Mu'tazillites). De fait la vertu dans la morale coranique est ramenée à une dénomination extrinsèque qui n'est que la répercussion sur l'homme de la préférence (tafdil) divine. L'homme ne s'enrichit pas de vertu par ses actes, mais au contraire, ce sont les actes que Dieu fait perdurer pour leur accorder une récompense qui est sans proportion avec eux : devenus sujets de la préférence divine, ils constituent la véritable vertu de l'homme presque au-delà de lui-même. La vertu islamique n'est pas une parure intérieure de l'âme, elle est l'état d'une âme dépouillée d'elle-même dans ses actes d'obéissance, toute abandonnée à Dieu, exhaussée au dessus d'elle-même par son identification au don gratuit et disproportionné des récompenses que Dieu avait promis par un acte pur de la volonté et qu'il accorde généreusement au seul croyant fidèle. Dans ce sens la morale coranique débouche sur la mystique. L'affirmation qu'iul n'y a pas de morale en islam, en ce qu'elle a d'abrupt, n'est pas un paradoxe".

Je ne peux pas citer tout l'article qui comble un vide. Mais je remarque cette ambivalence entre la mystique et la politique, qui est au fond la grande constante du Coran. A la fois le guerrier islamiste y trouve son compte : ceux qui se battent pour Allah sont supérieurs aux autres hommes (cf. Coran IV, 95), ils ont ordre de tuer les infidèles (IX), ils peuvent donc et doivent répandre le sang. Et à la fois on peut dire que cette absence de morale qui fait triompher les versets colériques du Coran dans l'âme de ses lecteurs, provient d'une lecture mystique de la destinée humaine fondée sur une prédestination que ni Calvin ni les jansénistes extrémistes à la Martin de Barcos n'avaient osé conceptualiser : le Coran enseigne la prédestination du moindre acte bon, qui est avant tout créé par Dieu, pré-fabriqué, sans que l'on se soucie (comme le font les chrétiens) d'envisager le rôle de la liberté humaine là dedans.

Pour mettre l'eau à la bouche de mes lecteurs, je souligne que l'on trouve aussi dans ce livre un article passionnant sur Taqiyya et restriction mentale d'Hugues Didier. On sait que les jésuites avaient théorisé la restriction mentale au grand scandale de Pascal. Il s'agissait, pour les disciples de saint Ignace, d'entrer dans le point de vue d'autrui pour l'amener au nôtre", quitte à mentir. Reste que les chrétiens n'ont pas le droit de renier leur foi, les musulmans, si, explicitement dans le Coran (cf. Coran XVI, 106).

mardi 24 décembre 2013

Joyeux Noël !

Chers amis qui passez nombreux sur ce blog, soit que vous soyez devenus des habitués ou des intervenants, soit que vous ayez atterri là tout récemment par le hasard des référencements de Google, en cette Vigile, nous devons nous souhaiter "Joyeux Noël" les uns aux autres. En anglais, Noël, c'est la "messe du Christ" Christmas. En français, le vieux mot de Noël renvoie au solstice d'hiver, à ce moment où le jour commence à augmenter, où la lumière progresse sur la nuit. Ce sera mon souhait : que pour chacun d'entre nous, sur le vieux fond de nos doutes et de nos peurs, dans l'obscurité de notre condition, la lumière s'affermisse toujours plus. Que nous sachions reconnaître celui qui a dit "Je suis la lumière du monde" pour devenir nous mêmes des enfants de lumière, des chevaliers de la foi.

Je me permets d'ajouter à ces voeux une considération très matérielle : alors que l'année fiscale parvient à son terme, n'hésitez pas à faire un don au Centre Saint Paul à travers soit l'Association Cultuelle de l'Institut du Bon Pasteur soit l'Association pour la Diffusion de la Culture Chrétienne. Vous pourrez déduire 66 % du montant de ce don du montant de votre impôt sur le revenu.Que vous passiez par paypal sur ce site où que vous envoyiez un chèque pour l'une ou l'autre association au Centre Saint Paul, 12 rue Saint-Joseph 75002 Paris, de notre côté, dans les meilleurs délais, nous vous ferons parvenir à votre adresse un reçu fiscal.

Je vous avoue, sans honte, que nous avons besoin de vous et que si le Centre Saint-Paul existe, avec trois prêtres, contre vents et marées depuis huit ans déjà, c'est uniquement grâce à ceux d'entre vous qui le font vivre. Que Dieu bénisse votre générosité ! Elle sera aussi un encouragement à notre fidélité de prêtres...

L'athéisme correspond-il à une absence de morale ?

Dans le texte où elle m'interpelle, qu'elle a publié sur le site Boulevard Voltaire, Christine Tasin m'accuse de faire de l'amour un monopole pour les croyants. L'accusation est intéressante, révélatrice. Je voudrais y répondre en mettant les points sur les i.

Chère Christine, vous écrivez, ayant lu mon entretien sur Boulevard Voltaire : "Quel mépris pour les athées qui confondraient « intelligence et calcul » et qui ne verraient dans la vie « qu’un matériau qui se gère » en oubliant l’amour. Je n'ai jamais eu le moindre mépris pour les athées. Vous me citez, mais pas complètement.

Voici ce que je disais : "Les rationalistes athées, eux, confondent l’intelligence et le calcul. Pour eux, la vie n’est qu’un matériau qui se gère. Ils oublient un paramètre : l’amour. Nous le paierons cher !". Je n'envisageais pas de mettre en cause tous les athées en tant qu'athées, mais uniquement les rationalistes athées.

- Peut-on être athée sans être rationaliste ? demanderez-vous peut-être. - A l'évidence, oui, répondrais-je. Nietzsche est un athée mystique, qui démarque le Pari de Pascal en faveur de son propre pari à lui, le pari du rien, de l'éternel retour du même et de "l'éternel sablier de l'existence" sur l'horizon infini du vide (cf. Le Gai savoir n°124). Beaucoup d'athées ne sont athées que parce que, mystiques, ils refusent des idoles qui usurpent le nom de Dieu. D'autres sont athées (tel Feuerbach) parce qu'ils estiment que tout ce que l'homme donne à Dieu comme attribut, il se l'ôte à lui-même dans une aliénation masochiste. Pour Feuerbach, c'est l'homme qui est Dieu : "Toute conscience de soi est une conscience de soi de Dieu". On retrouve là quelque chose de l'élan sublime de Spinoza, l'athée qui parle de Dieu presque à chaque ligne de son Ethique, parce que pour lui l'exercice de la raison est un exercice absolu et donc divin. Spinoza est dans une forme de rationalisme, c'est vrai, mais alors un rationalisme sublime où la Raison n'est pas la petite comptable qui vient vous avertir que le jeu est fini et que, circulez il n'y a rien à voir, rien à savoir, rien à croire, mais où cette Raison est plutôt comme une image plausible du tout dans la moindre déduction, une image tellement belle qu'elle parvient à faire oublier l'existence concrète et toujours imprévisible.

Ces athées là, auquel le Tout donne une sorte de vertige, peuvent être particulièrement accessibles à l'amour. Pourquoi ? Parce qu'ils ne calculent plus rien. Lorsque tout est comme rien, il ne reste que l'amour : une immense compassion totalement désintéressée, celle dont Sartre, dans certains de ses plus beaux élans, a donné une image contre tous ceux qu'il appelait les salauds, les gens trop bien dans leur peau que ne trouble pas le malheur du monde. "Le devenir-athée, dit Sartre dans un texte sur Kierkegaard, est une longue entreprise difficile, un rapport absolu avec ces deux infinis, l'homme et l'univers". Etre athée, au fond pour Sartre, c'est, au-delà de la nausée que cela provoque, accepter ce rapport absolu avec deux infinis, accepter d'être tout, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour totaliser le tout. Il faut bien faire son travail. On en mourrait pour le monde, comme Dieu l'a fait lui-même dans l'Evangile.

Quant aux rationalistes athées, que je visais seuls, que je visais comme rationalistes avant d'être athées, je crois que c'est Flaubert qui les a décrit merveilleusement : Monsieur Homais le pharmacien de Madame Bovary à qui les progrès des sciences font oublier jusqu'aux sentiments humains. Et puis Bouvard et Pécuchet, les deux vieux garçons pétrifiés d'admiration devant l'irrésistible marche en avant de la science et qui essaient désespérément d'en être. Mais c'est dans Albert Camus, officiellement athée que je sache (ou alors on n'écrit pas l'Etranger), que j'ai trouvé la condamnation la plus forte du rationalisme : "Ceux qui prétendent tout savoir et tout régler finissent par tout tuer. Un jour vient où ils n'ont pas d'autre règle que le meurtre, d'autre science que la fausse scolastique qui de tout temps servit à justifier le meurtre" (Deuxième réponse à Emmanuel d'Astier). Ceux qui réduisent le jaillissement baroque du réel à leurs cases mentales, soumettant le réel au rationnel, ont forcément la posture du meurtrier en puissance. Du réel, ils n'aiment ni les démentis, ni les impuissances, ils n'aiment rien. Ils n'aiment pas, ils calculent.

De là à dire qu'il est plus facile de devenir chrétien quand on est athée que quand on est rationaliste, il n'y a qu'un pas, que je franchirais volontiers pour ma part. L'athée conscient du caractère absolu de sa position n'a rien à voir avec l'agnostique, qui, ne sachant rien, peut s'assoupir devant le spectacle de l'univers. L'agnostique a choisi le confort du relatif : il ne sait pas. Quant à l'athée, il me semble que plus il est conscient de son athéisme, plus il est religieux. L'athéisme hardi et total est une sorte de foi dans le néant. Une antifoi. C'est cela qui fait comprendre l'amour immense de l'athée véritable, ce caractère de foi qui s'attache à sa position totale. Il a parié, lui, comme le croyant.

L'amour naît toujours de la foi, et, comme dit Camus, de la Raison totalisante ou globalisante c'est la terreur qui est issue.

dimanche 22 décembre 2013

Réponse à Christine Tasin sur l'islam et l'athéisme

Chère Christine,

vous n'avez pas aimé que j'accepte de rencontrer un imam - Tarek Obrou - et de discuter publiquement avec lui. A Riposte laïque, vous en restez à une opposition totale à l'islam et aux musulmans, coupables de ne pas avoir les mêmes références culturelles laïques que nous. Je crois quant à moi (et je l'ai dit ce soir-là) qu'il faut distinguer l'islam, avec son apologie de la violence (en particulier dans la sourate 9 du Coran) et les musulmans qui ne sont pas tous violents et qui pour un certain nombre d'entre eux (que je souhaite de plus en plus nombreux) dépassent explicitement (en le disant) l'interprétation littérale du Coran. Cette dé-littéralisation du Coran évoque l'épisode des mutazilites et le calife al Mamoun. La persécution des mutazilites fut sanglante, sous le calife al Mutawaqil et sous la pression des asharites, les portes de l'interprétation (ijtihad), ouvertes par les mutazilites, furent fermées au profit du simple tawil (exégèse), qu'aujourd'hui les intégristes refusent à leur tour [exemple de tawil : la main de Dieu, c'est sa puissance]. Un moindre mal : ne faudrait-il pas rouvrir les portes non seulement d'une exégèse timorée, mais aussi de l'interprétation et revenir à l'ijtihad ?

Cela ne suffira pas. Bien sûr, au delà même de la question de l'interprétation, le drame tout archaïque de l'islam c'est la loi, la charia, qui interdit sous peine de mort la conversion à une autre religion que l'islam, qui fait de cette religion un projet politique et qui enferme cette communauté dans des pratiques stérilisantes. Pour les plus intelligents d'entre les musulmans (je pense à Averroès) cette prégnance de la loi était telle qu'ils ont dû développer l'idée d'une double vérité, une pour le peuple et une pour les gens instruits. Averroès était cadi : il a dû rédiger des fatwas (comme Tarek Obrou) mais en même temps il demeure l'une des grandes références de Thomas d'Aquin au plan philosophique. On peut dire d'ailleurs qu'en donnant raison à Aristote à propos de l'hypothèse d'un intellect agent unique, il s'écarte du vieux fond monothéiste biblique repris par le Coran. Pour Averroès, l'homme n'est pas un sujet face au sujet divin (comme Moïse face à "Je suis" dans le Buisson ardent). Son intelligence n'est qu'une petite étincelle qui rejoindra le grand brasier divin. En disant cela, force est de constater qu'intellectuellement Averroès préfère les Grecs au vieux fond sémitique personnaliste. Mais cela ne l'empêchait pas d'appliquer sévèrement la loi du Coran. Thomas d'Aquin, lui, n'est pas un homme de loi. Mais il est fidèle dans la doctrine et finit par critiquer Averroès qu'il admire par ailleurs, à cause de son panthéisme (cf. le Contra averroistas).

Quant à nous, chrétiens, le Christ nous a libérés de la Loi, en particulier explicitement des observances alimentaires (Marc 7). Saint Paul a tiré de ce fait toutes les conséquences théologiques, en bon taleb qu'il était, ayant fait ses classes aux pieds de Gamaliel : "Là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté" disait-il aux Romains.

(à suivre)

lundi 16 décembre 2013

Six mille films, un seul homme

Conférence de Laurent Dandrieu, mardi 17 décembre au Centre Saint-Paul à 20H15.

Thème : Le cinéma entre morale et moralisme. Laurent Dandrieu signera son livre à l’issue de la conférence. Merci à mon alter ego Joël Prieur de son article qui essaie d'aller au fond de ce qu'apporte un critique.

Les éditions de l’Homme nouveau nous ont gâté pour Noël. Elles nous offrent un objet étonnant, plus qu’un livre, pas un simple répertoire. J’appellerais cela un recueil. Dans ce Dictionnaire du cinéma, en effet, chaque film a été cueilli par un fleuriste d’un goût très sûr et il est mis à sa place, majeure ou mineure, dans la composition, ou bien il est simplement rejeté si sa fleur s’est fanée en naissant. 

Six milles films. Un seul homme : Laurent Dandrieu, responsable de la rubrique Cinéma à l’hebdomadaire Valeurs actuelles. Sa méthode ? Voir : « chacune des critiques que vous lirez a été écrite immédiatement après avoir vu le film ». Nous émouvoir : oui, « nous émouvoir de compassion, d’amitié, de rire, de pitié ou de colère, sur cet étrange animal, notre frère, qui rampe dans la fange en rêvant aux étoiles ». Mais aussi juger en faisant appel à « une raison qui se nourrisse de l’émotion au lieu de se laisser réduire au silence par elle ». Ce jugement, Laurent Dandrieu le porte toujours avec audace, que cela plaise ou non. Il nous en avertit dans sa préface : « En matière de critique, oser : tout est là ». 

C’est ainsi que dès les premières pages, on tombe sur A bout de souffle, le film culte de Jean-Luc Godard, avec Jean-Paul Belmondo : étrillé. « Godard, dès sa première tentative accouche d’un cinéma nihiliste, sans personnage, sans récit, sans dialogue, sans psychologie, sans autre contenu que de sembler vouloir tout renverser ». Au final, c’est l’idole de la Nouvelle vague qui est renversée. Le jeu de massacre, avec l’accumulation stylistique des « sans », « sans », « sans », a quelque chose de jubilatoire, comme un « à la fin de l’envoi je touche ». On l’aura compris, ce Dictionnaire à panache n’a rien à voir avec une série de notules, sorties chiffonnées du grand fourre-tout d’Internet . Pour Dandrieu, non seulement le cinéma est un art, l’art peut-être qui sait le mieux nous parler des hommes et des femmes que nous sommes, l’art le plus proche et donc le plus vrai, mais la critique cinématographique, elle aussi est un art à part entière : comment parler dignement de l’art, sinon de manière artistique ? C’est ce qui fait la très grande rareté de ce Dictionnaire passionné : il constitue en lui-même une œuvre d’art. Il porte les lettres de noblesse de la vraie critique.

Attention : je parle d’art. Je ne veux pas dire par là que le Critique s’isolerait dans je ne sais quels cénacles de happy few, seuls capables d’entendre sa parole et de saisir « la tendance » qu’il faut avoir saisi. L’art de Dandrieu n’est pas un art pour connaisseurs qui seraient seulement fiers de leur savoir. Sa critique n’a rien à voir avec le discours pour initiés qu’ont pu distiller les Cahiers du cinéma dans la période où ils ne doutaient de rien, dans les années 70 et 80. D’abord, dans ce Dictionnaire passionné, il y a vraiment des films en tous genres, des sérieux, des guignolesques, on trouve de simples films d’animation aussi parfois dans cette sélection très ouverte. Ensuite, chacun peut se reconnaître dans des jugements, souvent frappés au coin de cette expérience commune qui fait de nous des hommes et des femmes. Simplement, le critique sait nous montrer quand, dans un film léger, notre essentiel se trouve mis en cause, et quand, dans un film lourd, les acteurs se racontent des histoires sans parvenir à convaincre. Il fait du simple spectateur d’abord un homme averti et puis au final un artiste.

Un conseil : gardez toujours ce monument – le Dandrieu – à proximité de votre programme télé : vous lui devrez quelques belles expériences de cinéma et vous apprendrez cet amour des autres qui naît avec la sévérité du regard, avec… comment dire : une certaine exigence.

Joël Prieur
Laurent Dandrieu, Dictionnaire passionné du cinéma, 6000 films à voir ou à fuir, éd. de L’Homme nouveau 2013, 1408 pp. 34, 90 euros

dimanche 15 décembre 2013

Boulevard Voltaire / Abbé de Tanoüarn: «Le recteur Tareq Oubrou est une personne spirituelle»

SOURCE - Entretien réalisé par Nicolas Gauthier pour Bd Voltaire - 13 décembre 2013
Le 9 décembre, vous participiez à un colloque organisé par Fils de France sur le thème « Catholique, musulmans : partenaires ou adversaires ? », à l’occasion duquel vous avez longuement débattu avec l’imam Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux. Quelle peut être l’utilité de ce type de rencontres ?
La rencontre publique entre un imam et un prêtre catholique manifeste une volonté de se connaître, de ne pas rester, dans la même société, les uns à côté des autres, en s’ignorant, en entretenant toutes sortes de préjugés sur des personnes que l’on jugerait de manière purement abstraite, uniquement à travers leur doctrine. Toute rencontre signifie un respect. Pour moi le respect, c’est, au-delà de toutes les communautés, la forme laïcisée de la charité. Le respect et la charité ont le même caractère d’universalité. On ne respecte pas seulement son conjoint, ses proches, ses coreligionnaires, mais tout homme, dans la mesure où il ne triche pas avec sa propre vie. Et ce respect, que l’on doit à autrui, c’est la forme la plus élémentaire, la plus nécessaire de l’amour du prochain. Dans ce cadre d’ailleurs, j’accepterais n’importe quelle invitation.
Si, à l’évidence, les dogmes diffèrent entre ces deux religions, existe-t-il néanmoins un socle de valeurs communes ? Et si oui, ce dernier peut-il être utile à l’apaisement de la société française, tenaillée par divers communautarismes ?
Je n’aime pas le mot « valeur » car la valeur dépend toujours de celui qui lui donne son prix, qui l’apprécie… Je crois plutôt, comme Pascal, à la différence fondamentale qui existe entre les hommes spirituels et les autres. Le recteur Tareq Oubrou est évidemment – son œuvre le prouve – une personne spirituelle, c’est-à-dire une personne qui cherche loyalement la vérité quoi qu’il en coûte. Pascal ne parlait pas des musulmans qu’il ne côtoyait pas, mais il parlait des juifs en disant : il y a une plus grande différence entre un chrétien spirituel et un chrétien non spirituel qu’entre un juif spirituel et un chrétien spirituel. Je crois que les auditeurs de notre débat ont ressenti cela d’une manière ou d’une autre. Vous savez, le verbe est la vraie lumière, qui éclaire tout homme venant dans le monde. Evidemment, chacun est libre de faire ce qu’il veut de cette lumière, mais tout le monde l’a reçue.
Vous avez rappelé à votre interlocuteur le passé radical de ses jeunes années, quand il appelait à la renaissance du califat ; un peu comme l’Action française militait pour le retour de nos rois capétiens. Il dit avoir évolué. Peut-on vous retourner la question, vous qui étiez dans la mouvance lefebvriste avant de finalement rallier Rome ?
Si c’est le fond de votre question, je ne crois pas que tous les intégrismes se vaillent… L’intégrisme coranique s’appuie sur les textes violents du Coran (en particulier ceux de la sourate 9). L’intégrisme catholique (que l’on devrait appeler plutôt intégralisme quand il est non violent) ne peut pas s’appuyer sur une quelconque recommandation de violences envers les autres religions qui serait dans l’Évangile : il n’y en a pas. Le Christ, c’est vrai, nous prévient que la foi est clivante : « Je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive. » Il ne s’agit pas du tout de se servir du glaive pour faire des disciples, comme dans la sourate 9.

Quant à mon évolution : j’ai 50 ans. J’ai été ordonné prêtre à 26 ans. Depuis, oui, j’ai évolué. Comme tout homme normalement constitué. Mais je n’ai jamais été déçu de mes engagements.
Face au mariage pour tous, à la GPA, la PMA, la théorie du genre, une sorte de « front du sacré » est-il envisageable, voire souhaitable ?
Je ne crois pas à un front du sacré, car je ne crois pas à une unité du sacré. Il y a le sacré qui vient de la foi et de l’amour, celui qui s’impose, au-delà même du christianisme, à tous les hommes spirituels. Voyez ce que dit le musulman Al-Fârâbî de l’amour… Mais il y a le sacré qui vient de la violence ; il y a ce mystérieux halo de sacré qui entoure le sexe, nouveau totem ; il y a le sacré qui est lié aux observances ou aux interdits communautaires. Non, toutes les formes de sacré ne se valent pas. Un front ? Où est le front ? J’aurais tendance à invoquer les anges qui chantent dans la nuit de Noël : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté… » Le front, il est le fait de tous ceux qui aiment le bien. Là-dessus, je suis d’accord avec le recteur Oubrou, le vrai problème, contre lequel il faut faire front, c’est le problème de ceux qui veulent faire du bien le produit d’une démonstration rationnelle et qui, ce faisant, oublient l’union intime de l’intelligence et de l’amour. Déjà mille ans avant Jésus, Dieu dit à Salomon : je te donnerai un cœur intelligent. Les rationalistes athées, eux, confondent l’intelligence et le calcul. Pour eux, la vie n’est qu’un matériau qui se gère. Ils oublient un paramètre : l’amour. Nous le paierons cher !

samedi 14 décembre 2013

Plus rose la vie

Qui a dit que la liturgie traditionnelle était froide et compassée ? Dimanche, nous les prêtres du prétendu vieux rite nous sommes tous en rose pour célébrer la sainte impatience de l'Avent, qui tient nos coeurs en joie. Sainte impatience ! Les deux mots semblent s'opposer. Et pourtant... Cette sainte impatience est l'autre nom du désir de Dieu. Non pas un désir naturel à l'animal humain, c'est vrai. Mais, pour celui qui a eu la grâce d'en faire l'expérience une fois, ne serait-ce qu'une fois, il y a un sentiment difficile à décrire, une ardeur qui nous point le coeur : Seigneur venez ! Sans vous en moi, sans vous avec moi, c'est juste plat. Et avec vous, tout est possible. Le jeu de la vie prend son intensité maximale.

On parle beaucoup de la joie en ce moment au plus haut niveau dans l'Eglise. Joseph Murphy a caractérisé la théologie de Benoît XVI comme une "invitation à la joie" (c'est le titre de son livre publié en français chez Artège). Quant à François dans son premier grand document, l'exhortation apostolique Evangelii gaudium, il parle de la "joie douce et réconfortante d'évangéliser". Les deux papes ont en commun de vouloir faire passer le zéphir de la consolation divine sur le troupeau souvent éprouvé.

Il faut néanmoins se rappeler que la joie n'est pas une cause (elle ne peut pas être la cause finale de l'évangélisateur par exemple, ce serait monstrueux : je te donne l'Evangile pour avoir la joie en moi). Comme le dit saint Paul, elle est un fruit. Même la joie spirituelle la plus subite, la plus impromptue (celle de Frossard dans sa chapelle ou de Claudel derrière son pilier) est déjà un fruit de la présence de Dieu. Ce n'est pas l'homme qui "fait sa joie". Pas lui non plus qui peut la calmer cette joie toute puissante. Notre maître en spiritualité au séminaire d'Ecône, l'abbé Giulio Tam, que je salue au cas où, nous racontait cette histoire de saint François Xavier, en plein labeur évangélisateur, ouvrant sa chemise et disant : "Assez Seigneur, je n'en peux plus des consolations que vous me donnez. C'est plus que ce qu'un homme peut supporter..." Il avait tout quitté. Il était parvenu dans les contrées les plus lointaines : après l'Inde, le Japon. Il envisageait la Chine. Sa phrase-clé ? Quid hoc ad aeternitatem ? Devant tout ce qui se passait, devant ce qui l'atteignait toujours plus ou moins, car au naturel ce n'était pas un blindé, : "Seigneur, qu'est-ce que cela par rapport à l'éternité ?". Ou comme le disait encore notre cher abbé Tam  dans un italianisme savoureux, avec un faux air calculateur : "Le temps fuit, l'éternité s'approche". Notre joie, ne l'oublions pas, c'est la joie du salut promis par Dieu aux hommes de bonne volonté. Et ce salut est plus proche de nous maintenant que quand nous avons été appelés à la foi comme l'écrit saint Paul. C'est ainsi que notre joie terrestre est l'effet anticipé de cette joie céleste.

C'est dans cette perspective que s'organise cette petite fête dimanche prochain au Centre Saint Paul. Nous aurons d'abord la bénédiction des fiancés (officiels ou officieux) pendant la messe de 11 H, selon une antique coutume. Puis, après la messe chantée et rehaussée par un violon dont vous me direz des nouvelles, nous vous remettrons à chacun un petit opuscule offert par le CSP, notre calendrier liturgique ; ensuite ce sera le vin chaud de circonstance pour l'inauguration de notre nouveau Point accueil. Après l'avoir bénit dûment, grande braderie de livres sélectionnés pour vous et en bon état. Ils seront en vente à partir de midi et quart. Tout à deux euros, y compris les missels. Les poches et les livres pour enfant seront à 20 centimes. Je dédicacerai mon dernier livre Une histoire du mal, en tirage restreint avant Noël, au prix de lancement de 20 euros (au lieu de 24). La braderie se prolongera dans l'après-midi jusqu'aux Vêpres (17 H), à la conférence liturgique de l'abbé Baumann (18 H) et à la messe (19 H).

vendredi 6 décembre 2013

Pourquoi la messe traditionnelle

Le Centre Saint-Paul édite un calendrier liturgique, commanditée par l'abbé Jean-François Billot, moyennant un travail considérable de David et d'Anne-Cécile. Il sera à la disposition de tous, gratuitement, le 15 décembre prochain, pour l'inauguration de notre nouveau point Accueil écoute. En voici la préface. Sa principale qualité est sa brièveté...

Dans notre attachement à la messe traditionnelle, il n’y a pas l’ombre d’une nostalgie pour des formes anciennes, pour « le vieux rite » [dixit le pape François] qui devrait à tout prix revivre. Quel passé faudrait-il garder ? Personnellement j’ai 50 ans, et je n’ai jamais connu le temps où cette forme du rite romain était célébrée partout. J’ai toujours été à « la messe en français » et c’est vers l’âge de 16 ans que j’ai découvert la messe traditionnelle. La nostalgie ? Connaîs pas.

Mais quels sont les points forts de ce rite ? comme on dirait en Communication. Sans chercher à opposer théologie à théologie, car il n’y a qu’une seule théologie du saint Sacrifice de la messe, je comparerais les deux liturgies et, de points forts, j’en donnerais trois.
  • « A la messe il s’agit simplement de faire mémoire » lisait-on dans les missels à fleurs de mon enfance. La messe traditionnelle ne renvoie pas seulement à une « mémoire » de la geste du Christ. Elle insiste particulièrement sur l’actualisation de cette mémoire. Elle est un PRESENT spirituel, au double sens où elle est DON gratuit de la présence du Christ au milieu de nous (tous les rites s’ordonnent autour de cette présence) et où elle représente ACTUELLEMENT quelque chose de la geste de salut du Christ vers l’humanité. Ainsi conserve-t-on sur l’autel les espèces eucharistiques après l’acte liturgique. Ainsi aussi les fidèles peuvent-ils offrir des messes pour leur bien spirituel ou temporel. La messe est la rédemption qui continue.
  • Un peu brutalement, lorsque j’ai fait le choix de la messe traditionnelle, j’opposais la messe-acte à la messe-texte, préférant la première à la seconde.
  • Enfin la ritualisation de la messe traditionnelle – c’est sa force et sa faiblesse – n’est pas fondée sur la bonne communication d’un message, mais sur l’attraction silencieuse de la beauté : beauté du Christ que l’on adore dans l’eucharistie par des gestes de prosternation ; beauté des objets que l’on utilise avec respect ; sobriété des rites, auxquels on se conforme sans les personnaliser.