lundi 25 août 2014

Augustin... Qu'est-ce qu'on y trouve de si exceptionnel ?

Ce n'est pas tout à fait un hasard si on redécouvre Augustin Au fond, il exauce le désir que la phénoménologie, qui l'a fait surgir, me paraît incapable de satisfaire : désir de considérer la vie intérieure non comme un ensemble assez nébuleux de courants d'air en sens contraires, mais comme un ensemble de faits, observables, et qui, quel que soit le signe qu'ils portent, qu'ils paraissent plutôt positifs ou plutôt négatifs, disent tous la même chose au fond - ce qui donne forme et vérité à la quête augustinienne. Husserl avait noté l'importance d'Augustin dans son cours sur la conscience du temps. Mais la conscience du temps est un cas particulier (au livre XI des Confessions) qui certes permet de constater la perspicacité d'Augustin, mais qui ne nous dévoile qu'une partie de son génie... Augustin n'a pas son pareil comme analyste de notre vie intérieure, et il sait dire cette analyse, dans une langue pétrie d'images et de néologismes, à la fois précise et paradoxale, qui nous représente efficacement l'insaisissable.

La forme a une grande importance chez Augustin. Je me hasarderais à dire qu'elle fait tout son prix. C'est un peu la même chose chez saint Thomas d'Aquin, ce génie de la langue latine, qui a la sobriété, qui a l'économie de paroles des vrais professeurs. Il y a tant de théologiens qui écrivent mal, et qui, disant des choses matériellement passionnantes, les disent en prêchant dans le désert. Augustin, lui, cherche avec élégance et trouve avec éloquence. Attention : c'est un diesel : il lui faut du temps ou plutôt de l'espace pour se livrer à cet exercice d'invention ou de découverte des perles précieuses de la théologie. Mais quand il a trouvé, quelle jubilation ! Il vous emporte. Vous n'avez pas le temps de protester : vous êtes à lui. Il vous comble. Mais le pire c'est que, satisfait, lui, il ne l'est pas. il remet sans cesse son ouvrage sur le métier, toujours en recherche d'une plus ardente formulation, c'est-à-dire d'une expérience plus justement, plus fermement exprimée.

Je prendrais un exemple, qui m'occupe en ce moment : le premier chapitre du Livre III des Confessions de saint Augustin. L'abbé Laguérie m'a demandé cette année de prêcher la retraite des prêtres de l'IBP. Je les entretiens donc - en bon monomaniaque ou pour mutualiser l'effort, comme vous voudrez - de saint Augustin. Non pas dans l'abstrait, en essayant de reconstituer ses grandes idées dans une sorte de digest, qui serait en l'espèce fort indigeste. Non : en prenant son texte à bras le corps, en écoutant le rhéteur, en essayant de faire toucher du doigt les oscillations de son analyse, le rythme de sa pensée. A ce rythme, direz-vous, on n'avance pas très vite ? Qu'importe ! L'ensemble de l'oeuvre, dans son intentionnalité profonde, peut tenir en quelques lignes. Ainsi en est-il de ce chapitre, où l'on a l'impression de... toucher le fond.

Pour qualifier l'intensité de son idéal spirituel, avant même qu'il ne soit parvenu jusqu'aux rives de la foi, saint Augustin à cette formule célèbre : "Je n'aimais pas encore, mais j'aimais aimer". "Je cherchais sur quoi faire porter mon amour dans mon amour de l'amour et je haïssais la sécurité [securitatem oderam] et les chemins sans souricière. Car il y a une faim en moi, dans mon intime pour une nourriture intérieure. Mais hélas cette faim n'excitait pas mon appétit. Je n'avais aucun désir des nourritures spirituelles. Ce n'est pas que j'en étais saturé, mais plus j'étais à jeun, plus j'étais écoeuré"...

La qualité que saint Augustin se reconnaît à lui-même ? Au moins, ce n'est pas un fonctionnaire de Dieu. Cet amour de l'amour qui le travaille est une sorte de prédisposition (une prédestination ?) aux choses grandes que Dieu lui fera faire. Au moins peut-il dire, et, oui... il s'en vante presque : "Je haïssais la sécurité et les chemins sans souricière". Pascal dira, comme en écho à cet Augustin-là, l'importance du risque, la nécessité du Pari dans la vie spirituelle. Avec Dieu, on gagne à tous les coups, on le sent, mais on ne le sait qu'après.

"Il y a une faim de Dieu, mais cette faim n'excitait pas mon appétit". J'ai un vieil ami qui a coutume de dire : "Je n'ai pas faim mais je mange de bon appétit". Mais ca ca fait juste du lard... Ce n'est pas sain. Saint Augustin ici dit le contraire en opposant à fames [la faim] le verbe esurire [avoir de l'appétit]. Pour Dieu, il y a en nous une vraie faim : nous sommes tellement vide que nous ne pouvons pas ne pas désirer la Plénitude. Mais nous n'en avons pas conscience, parce que nous manquons d'appétit... Voilà ce qu'il faut répondre à tous ceux qui tiennent la théorie du désir naturel de voir Dieu : oui il y a en nous une faim de Dieu, mais nous ne la connaissons pas et donc nous ne l'éprouvons pas.

La connaître, la reconnaître en soi, cette faim de Dieu, c'est se préparer à l'éprouver à l'Infini. Sans jamais saturer. Si je sature spirituellement, c'est le trop peu qui m'écoeure, note opportunément Augustin dans le texte que nous venons de citer. Le trop peu : celui qui ne connaît pas les richesses de l'esprit n'éprouve pas les consolations de l'esprit, et - ajoute le Christ dans l'Evangile d'aujourd'hui (saint Louis) : "à celui qui n'a pas on enlèvera même ce qu'il a". La pénurie spirituelle s'autoreproduit, comme la satisfaction pulsionnelle appelle une autre satisfaction pulsionnelle. Moins on possède spirituellement, plus on est écoeuré de ce que l'on possède. Qui a eu le courage de poser cette évidence permettant si bien de cerner la fragilité de notre nature ? Augustin seul. Il n'a pas son pareil.

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