dimanche 29 mars 2015

La liberté, la loi, la foi


Je poursuis la publication des conférences de Carême. Celle-ci correspond au dimanche de la Passion. J'y étudie la fameuse exclamation de saint Paul : Tout est permis !

Lorsque j’étais jeune homme, la morale avait forcément mauvaise presse. Rigide, inadaptée, opposée à la liberté de l’individu, elle était toujours déjà en faute (ce qui est un comble : prendre en faute la morale !).
Aujourd’hui, au contraire, tout le monde à « l’éthique » plein la bouche. Il s’agit d’être citoyen et les citoyens sont forcément des gens moraux. Mais de quelle morale s’agit-il ? Celle qui met l’individu au dessus de tout… Bref, au nom de la morale, il faut accepter pêle-mêle la liberté des mœurs, la relativisation de la famille et l’idéologie du Gender.
On se demande s’il n’est pas plus grave de parler de morale à tous propos, au risque de déformer complètement les notions de bien et de mal, ou bien, comme autrefois, au temps de ma jeunesse, de refuser d’en parler.
C’est, en tout cas, parce que la morale est mise à toutes les sauces, qu’il devient urgent d’en parler du point de vue du Christ et de l’Evangile. Quelle morale peut se dire chrétienne ?
La morale chrétienne apparaît avant tout comme une morale du cœur, morale à la fois universelle (parce que le cœur, lorsqu’il est suffisamment haut placé, bannit tout particularisme) et individuelle (parce que le cœur n’est rien d’autre que le lieu ultime de la subjectivité). En tant que morale du cœur, soulignons d’emblée que la morale chrétienne échappe à toutes les catégorisations faciles ou purement matérielle : elle est fondée avant tout sur l’intention[1]. Ce qui est bien, ce n’est pas tel ou tel acte par opposition à tel ou tel autre, non ! C’est l’amour dans lequel on agit : « La plénitude de la loi, c’est la charité » (Rom. 13, 10), affirme saint Paul.
Si nous parlons tout de suite de charité, nous n’évoquons pas seulement une qualité humaine, mais nous faisons référence à une réalité divine : « Dieu est charité » dit saint Jean dans son Epître (I Jn 4, 8). Impossible d’humaniser « la divine charité » ! Par conséquent, si l’on veut faire de la morale chrétienne une morale de la charité, il faut supposer que cette morale est d’abord une morale de la grâce, du don de ce Dieu, qui est charité. Nous avons vu, au chapitre précédent, que sans la grâce il nous était impossible d’être libres, que c’était cet élan intime, fait de lumière et de force, qui nous rendait capable du bien.
Il faut un peu préciser l’action de la grâce. Le nom de grâce (charis en grec), si expressif pourtant, peut faire peur à ceux qui imagineraient immédiatement une « récupération confessionnelle ». Parlons-nous d’une morale confessionnelle, d’une morale qui serait uniquement pour les chrétiens catholiques ? A Dieu ne plaise ! Je voudrais donc partir de l’idée que tous les hommes, quelles que soient leurs appartenances, reçoivent de Dieu la grâce suffisante pour se sauver. Cette proposition est de foi. Premièrement : Dieu donne sa grâce à tous les hommes, sans faire acception de personne. Deuxièmement : cette grâce est suffisante pour le salut.
Mais elle est donnée de différentes manières.
Première manière, la plus ordinaire, la plus universelle, même, devrais-je dire : à tout les hommes chrétiens ou non, pécheurs ou héros, la grâce est offerte comme une impulsion, que les théologiens appellent « grâce actuelle ». La grâce actuelle est ce goût du bien (d’une bonté qui n’est pas purement rationnelle car elle suppose le don et l’oubli de soi), qui nous pousse à agir au-delà de nos calculs et au-delà de nos désirs, pour quelque chose qui s’affirme uniquement comme le bien que l’on doit accomplir à un moment donné, ce bien vers lequel nous sommes poussés dans la mesure où, reconnaissant sa transcendance par rapport à toute motivation quotidienne, nous pouvons découvrir en même temps qu’il nous renvoie au Bien de tous les biens, qui est Dieu.
Mais la grâce n’est pas seulement une impulsion. Elle est tellement intime à notre organisme moral, comme nous avons déjà essayé de le montrer, qu’elle fait corps avec lui, jusqu’à le modifier, et cela dans son être même. On l’appelle alors grâce habituelle ou grâce sanctifiante, parce qu’elle ne porte pas seulement sur tel ou tel acte en nous donnant la force de l’accomplir, mais qu’elle nous transforme jusqu’à nous rendre saints de la sainteté même du Dieu, dont elle est issue.
Quelle est cette transformation ? Comment se manifeste-t-elle concrètement ? Saint Augustin l’évoquait d’un simple jeu de mot latin : cupiditas, caritas.  On passe de la cupidité à la charité. La cupidité ? Ce mot (verbe latin : cupio) exprime le désir, mais alors un désir qui est un désir pour moi, un désir tellement "pour moi" qu’il détruit son objet en le consommant. Face à la cupidité, qu'est-ce que la charité ? La charité, c’est le désir de l’autre comme autre. Cet autre désir, ce désir de l’autre s’appelle l’amour. L’amour n’est donné qu’à ceux qui se remettent entièrement à cet élan nouveau qui agit au plus intime d’eux-mêmes. On appelle cette autre grâce la grâce « sanctifiante » parce qu’elle est celle qui nous fait parvenir à une véritable imitation de Dieu, cette imitation dont rêvait Platon dans le Théétète[2], et que le Christ nous enseigne à réaliser par l’amour. C’est cette imitation amoureuse du Créateur par la créature que l’on appelle la sanctification du Nom de Dieu, dans l’Oraison dominicale. Voilà donc pour la grâce sanctifiante.
Dans tous les cas, que la grâce soit donnée comme une simple motion, ou qu’elle soit donnée comme le commencement d’une nouvelle création, comme le principe d’un cœur nouveau et d’un esprit nouveau en chacun, elle est toujours personnelle.
Voilà d’ailleurs ce qui fait la beauté de la nouvelle alliance, telle déjà que l’annonçait le prophète Jérémie :
« Je conclurai avec la maison d’Israël une alliance nouvelle, non pas comme l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères le jour où je les pris par la main pour les faire sortir du Pays d’Egypte (…)Voici l’alliance que je conclurai avec la Maison d’Israël en ces jours-là : je mettrai ma Loi au fond de leur Etre et je l’écrirai sur leur cœur. Alors je serai leur Dieu et ils seront mon Peuple. Ils n’auront plus à instruire chacun son prochain, chacun son frère, en disant : « Ayez la connaissance de Yahvé car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands – oracle de Yahvé – parce que je vais pardonner leurs crimes et ne plus me souvenir de leurs péchés » (Jér. 31, 31-34).
Saint Paul commente dans l’Epître aux Hébreux : « « En disant alliance nouvelle, le Seigneur rend vieille la première. Or ce qui est vieilli et vétuste est près de disparaître » (Hébr. 8, 13). Lorsque saint Justin de son côté, autour de 160, cite ce texte de Jérémie au juif Tryphon, en lui demandant pourquoi il ne croit pas à cette nouvelle alliance, annoncée dans les Livres saints d’Israël, il ajoute aussi ce verset d’Isaïe, comme pour démontrer à ce Tryphon (manifestement une autorité dans la communauté juive de l’époque) qu’il ne doit pas s’offusquer du caractère novateur de la nouvelle alliance proposée par le Christ, puisqu’elle est annoncée dans les livres de la grande bibliothèque hébraïque :
« Ecoutez-moi bien, vous qui êtes en quête de justice, vous qui cherchez Yahvé, (…) Ecoute-moi bien mon peuple ; tends l’oreille ô ma nation, car une loi va sortir de moi et je ferai de mon droit la lumière du peuple » (Is. 51, 1 et 4).
Cette nouvelle loi est annoncée dont le rôle n’est pas de façonner un peuple – ce peuple est déjà là et il est simplement pris à témoin : Ecoute moi bien, ô mon peuple ! Le rôle de l’alliance nouvelle, le rôle de la loi nouvelle est de montrer, de manifester à tous ceux qui « sont en quête de justice » quel est le bien à faire. La justice ne se trouve pas dans l’observance de la loi ancienne. Saint Justin  revient  sur la Loi juive, et il se montre sévère. Moins sévère que saint Paul affirmant que la Loi a été établi « en vue des transgressions ». Moins sévère que saint Paul lorsque ce dernier semble expliquer que la Loi ancienne engendre le péché[3]. Mais sévère tout de même, au point de porter ce jugement de fait sur la Loi juive :
« Nous savons que les commandements qui ont été imposés à votre peuple pour sa dureté de cœur n’ont aucune importance pour la pratique de la justice et de la piété »
(Dialogue 46)[4].
La Loi ne sauve pas, la Loi ne change pas l’animal humain, la Loi ne rend pas bons ceux qui se contentent de l’observer à la lettre. Tout juste ferait-elle de nous les « sépulcres blanchis » dont parle le Christ, blancs à l’extérieur et pourris à l’intérieur.  Elle nous rend membres d’une communauté, mais cela ne suffit pas à sanctifier. Seul le Bien sauve. Et il sauve à toutes les époques de l’histoire du monde, comme le souligne encore Justin avec un rien d’emphase :
« Si ceux qui ont fait le Bien – ce qui est bien universellement, naturellement, éternellement – sont agréables à Dieu, ils seront aussi sauvés par le Christ à la résurrection, comme les justes qui ont précédés la Loi, Noé, Jacob, Enoch et les autres s’il y en eut, avec ceux qui reconnaissent que ce Christ est Fils de Dieu » (Dialogue 45).
Ce qui est Bien « universellement », c’est ce bien que chaque cœur peut appréhender comme
sien, au-delà des observances d’une communauté. Ce bien a pour premier critère la nature
humaine dans son universalité. Mais en même temps, parce que ce critère, accessible à chaque
personne, dépasse les individus pris isolément, il faut admettre que ce bien naturel est aussi
éternel et donc divin. En ce sens, il devient méritoire de l’accomplir et, avant le Christ, avant
la Loi, avant ou après Moïse donc, quiconque a accompli ce bien possède la vie éternelle
parce qu’il est sauvé par le Christ. Nous sommes ici devant l’un des tout premiers
enseignements chrétiens, un enseignement primitif. Que nous dit saint Justin ? que tout bien
vraiment humain est en même temps un bien divin, que ce qui nous libère des limites de notre
humanité c’est ce bien accompli avec cœur, un bien que chacun est capable de reconnaître,
même si tous ne sont pas capables de l’accomplir.
Ce bien est accessible non pas à la raison qui calcule, mais à la foi, en sorte que saint Paul peut écrire : « Tout ce qui n’est pas issu de la foi est péché » (Rom. 14, 23), non pas qu’il faille une foi explicite en Jésus-Christ fils de Dieu pour faire le bien. Ce serait excessif. Cela consisterait à dire que ceux qui ne croient pas au Christ ne peuvent commettre que le mal. Comme si le péché originel avait agi en tous les hommes comme une sorte de tare capitale ! Un tel pessimisme est erroné. En revanche, il est vrai de dire que le bien n’est accessible que par la foi. Ce bien universel propre à la nature, qui est un bien éternel et divin, pour parler comme saint Justin, ne peut être qu’un objet de foi, non un objet de calcul et encore moins un instinct. Pourquoi un objet de foi ? Parce que c’est en tant qu’il est un objet de foi qu’il peut devenir un objet d’amour, laissant libre celui qui l’accomplit d’aimer ce qu’il fait ou de ne pas l’aimer.
On comprend pourquoi saint Paul a tellement insisté sur la dialectique entre la foi et la loi. La première est antérieure à la seconde puisque elle remonte à Abraham, « père des croyants » (Hébr. 11), alors que la loi a été donnée à Moïse « quatre cent trente ans plus tard » comme dit saint Paul. La foi seule est universelle, alors que la loi définit un peuple et le limite Elle est universelle dans le temps puisqu’elle est « la vraie lumière qui éclaire tout homme venant dans le monde » (Jean 1, 5). Elle est universelle dans l’espace puisqu’elle ne se laisse enfermer dans aucune communauté. Elle est universelle dans son objet qui est l’être universel comme parlait Fénelon. C’est cet élan universel vers le bien universel qui donne son nom à la foi. On l’appelle catholique parce qu’en grec, catholique signifie universelle. Dans le plan de Dieu, cette foi universelle doit se substituer à toutes les lois particulières ou communautaires, parce qu’elle est seule capable du bien intégral (ou infini) qui est Dieu. Grandeur de la foi…
Et pourtant, dans le même moment, on peut dire aussi que si la foi seule sauve, c’est parce qu’elle nous fait immédiatement prendre conscience de son  insuffisance : la foi n’est pas un véritable savoir note Thomas d’Aquin. Et cette insuffisance de la foi est aussi la nôtre, elle est en quelque sorte adéquate à notre condition : nous sommes insuffisants devant le bien à accomplir. Nous en sommes incapables par nous-mêmes… D’une certaine façon, c’est d’abord par cette humilité que le chrétien dépasse la loi et ceux qui sont sous la loi et qui, l’observant, se croient parfaits. L’enseignement constant de Notre Seigneur Jésus Christ, c’est que l’observation de la loi rend orgueilleux et ferme les cœurs au bien réel. Il suffit de penser à la prière du pharisien, face au publicain, le collecteur d’impôts à la solde de Rome : « Tu es béni Seigneur de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes qui sont menteurs, voleurs, adultères… » (Voir l'ensemble de la parabole Lc 18, 9-14). Et le publicain : "Il n'osait même pas lever les yeux au ciel et se frappait la poitrine en disant : Ayez pitié de moi Seigneur car je suis un pécheur". Quelle éloquence dans ces deux portraits rapidement croqués au moment le plus intime de leur vie. Et la sentence tombe : "Je vous le dis celui-ci redescendit justifié dans sa maison plutôt que l'autre". Dieu ne se donne pas à ceux qui observent la loi, mais plutôt au Sans-lois comme ce publicain, apparemment traître à son peuple puisque il collecte l'impôt pour Rome.
Le Sans-loi est donc plus grand que celui qui possède la loi ? Comment cela est-il possible ? Quel vertige ! Un vertige libertaire qui est à l’origine du christianisme.
Saint Paul, délivré définitivement de la Loi par l’extase du Chemin de Damas, a été plus qu’aucun autre saisi par ce vertige[5]. Il s’en confesse dans la Première Epître aux Corinthiens. « Tout est possible » s’exclame-t-il (I Co, 6, 12). On doit même traduire : "Tout est permis". C'est le sens obvie de l'expression grecque qu'il emploie. Sachant que ce n’est pas l’observance de la loi qui le purifiera, il a envoyé les 613 mitsvot par dessus les moulins. Plus de loi ? « Tout lui est donc permis ». Il veut dire par là que tout est en son pouvoir… Délivré de la Loi, il fait l’expérience intime de la liberté. Mais cette liberté n’est pas forcément profitable, ajoute-t-il aussitôt en véritable pré-moderne qu’il est. Nous aussi, en Occident aujourd’hui, nous sommes des Sans-lois. Nous aussi, tout nous est permis. Reste à avoir la maturité suffisante pour ajouter : « Tout n’est pas utile, tout ne m’apporte pas, tout n’est pas profitable". Voilà la formule morale qui convient parfaitement à notre société de consommation, société à la fois hyper règlementée et sans loi : « Tout est permis mais tout n’est pas profitable » : tout n’est pas bon.
Qu’est-ce qui n’est pas bon ? Ce qui rend esclave. Et saint Paul continue, pour faire comprendre sa première exclamation, bien difficile à saisir, sur ce qui est permis et ce qui est profitable. Il précise : « Tout est en mon pouvoir, mais je ne me laisserai moi dominer par rien ». Dans ce « Tout est permis » du Sans-lois (c’est-à-dire du Non-juif), il y a un vertige d’abord et puis il y a un piège. Ce n’est pas parce que « c’est permis » qu’il faut le faire, ce n’est pas parce que « c’est autorisé » par l'absence de la Loi, que c’est sans dommage ou sans danger. Je peux à tous moment, si je ne me surveille pas, devenir mon propre esclave. Reste cette première impression de liberté, qui est l’apanage du Sans-loi, ce moment où l’on peut faire l’expérience d’une incroyable responsabilité, la responsabilité du bien dont chacun d’entre nous, nous pouvons devenir une cause, si, dans la grâce de Dieu, nous le voulons.



[1] Ce que souligne saint Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique, par exemple IaIIae Q. 19 a5. Le Docteur angélique explique par exemple que celui qui croit que forniquer est un bien et qui ne fornique pas commet une faute. Soulignons que dans l’article suivant (IaIIae Q. 19 a. 6), le même Docteur insiste sur la dimension objective de l’ordre moral (dimension objective au nom de laquelle par exemple, forniquer est toujours un mal, puisque l’on ne peut unir les corps sans unir les âmes et les destinées dans une société commune qui permet l’éducation des enfants). Il y a dans ces deux articles comme deux vérités contraires qui ne sont vraies que dans la mesure d’ailleurs où elles peuvent s’opposer l’une à l’autre.
[2] PLATON, Théétète 176 a : He phugué homoiosis theô. La fuite du monde est-elle une manière de ressembler à Dieu ? Pas sûr. En revanche, si Dieu est amour, c’est par l’amour qu’on lui ressemble.
[3] Sur l’insuffisance de la Loi d’après saint Paul, je me permets de renvoyer à Une histoire du mal, éd. Via romana 2013
[4] On trouvera commodément le Dialogue avec Tryphon dans JUSTIN, Œuvres, éd. Migne 1993.
[5] Je pense en écrivant cela à mon ami Pierre, m’expliquant qu’il est chrétien et qu’il n’a rien à faire des dogmes, que de surcroît il récuse le sacrifice. Je lui dis : « Il ne te reste plus qu’une vague morale humanitaire : Aimez-vous les uns les autres ». Il me répond : « Détrompe-toi : notre christianisme ce n’est pas Aimez-vous les uns les autres. Cette expression n’est guère originale. Notre christianisme c’est la liberté ». En cela (en cela seulement), il avait raison, comme saint Paul.

mercredi 18 mars 2015

La grâce et la liberté

Pour que vous ne croyiez pas que je me suis englouti dans l'inaction et parce que la méditation précédente avait sembe-t-il plu à certains, je vous propose une version écrite de la prédication de Carême que j'ai faite dimanche dernier au Centre Saint Paul. J'aborde la question compliquée des rapports entre la liberté et la grâce. Je ne vais pas jusqu'au bout du sujet. J'aurais aimé dire des choses de la liberté, que je dirais sans doute la semaine prochaine. Pour lors, je vous laisse avec cette formule de saint Augustin, citée par Pascal : « Nos actions sont nôtres à cause du libre-arbitre qui les produit ; et qu’elles sont aussi de Dieu, à cause de sa grâce qui fait que notre libre-arbitre les produit »[1].

Et voici le texte.
« Sans moi vous ne pouvez rien faire ». Cette célèbre formule du Christ peut être comprise de manière dévotieuse, comme une sorte d’hyperbole amoureuse. Mais en réalité, il faut essayer de percevoir ce que le Christ veut nous dire exactement, pour comprendre de quelle manière il nous aide, de quelle manière il est avec nous, de quelle manière il nous fait faire des choses que nous n’aurions pas pu faire seuls et laissés à nous-mêmes.

Sans moi, vous ne pouvez rien C’est vrai d’abord du point de vue métaphysique, mais faut-il faire de la métaphysique ? – Péguy, dans Notre jeunesse explique : « Tout le monde a une métaphysique patente ou latente, ou alors on n’existe pas ». La difficulté spécifique à notre bel Aujourd’hui, c’est que la métaphysique latente de l’ensemble de l’humanité a toujours été une forme de croyance en Dieu. Aujourd’hui les codes de la société occidentales poussent les individus à faire l’économie de Dieu. Il y a toujours cet élan secret en chacun vers « la vraie lumière qui éclaire tout homme venant dans le monde ». Mais la culture transmise est une culture athée et donc nihiliste. Pour revenir à Dieu, il faut être capable ou d’ignorer cet obstacle ou de passer par dessus. Et c’est ainsi que l’Eglise traverse sans doute la plus grande crise que l’on puisse imaginer, non pas une crise de l’Institution (elle a été beaucoup plus faible à d’autres époque), non pas une crise de l’unité (elle a été beaucoup plus désunie à des époques où les communications étaient difficiles), mais une crise de la foi en Dieu son Seigneur et en son Fils Jésus-Christ. 

Nous ne pouvons plus nous contenter de la métaphysique innée et de la foi native que porte en lui chaque individu. L’une et l’autre sont comme polluées et même interdites par la Culture dominante, celle du nihilisme européen. Pour nous sortir de ce quêpier, il nous faut retrouver cette « métaphysique naturelle de l’esprit humain » dont parlait Bergson. Il nous faut parvenir à méditer sur cette Puissance absolue de Dieu sur sa création. Il nous faut comprendre aussi combien nous dépendons de Dieu et combien nous ne sommes rien sans lui. C’est ce que nous allons faire brièvement ici, pour illustrer le premier sens, le sens métaphysique, de la formule évangélique : « Sans moi vous ne pouvez rien faire ».

Toute action est de l’être, elle est une participation à un être qui la dépasse mais qui la constitue comme agissante. Agir c’est donner l’être, agir c’est créer. Mais qui peut donner l’être et qui peut créer sinon Dieu ? Et justement, tout ce qui est est de Dieu. Certes, dès le commencement Dieu a pensé les lois de l’univers, lois physiques ou lois chimiques et il n’a pas besoin d’intervenir chaque fois que ces lois se manifestent. Mais, en même temps, chaque fois que se réalise quelque chose de nouveau, chaque fois il faut bien admettre que c’est Dieu d’abord qui déploie et manifeste sa puissance créatrice. Toute puissance vient de Dieu ! Tout acte dérive de l’Existant premier, quelles que soient les causes créées[2] qui particularisent l’Acte divin.

A cet égard, on peut rapprocher la phrase « Sans moi vous ne pouvez rien faire » de cette autre phrase, de Jésus devant Pilate : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avais été donné d’en haut » (Jean 18). Le pouvoir de l’homme est un don de Dieu, que l’homme ne doit pas garder pour lui-même, sur lequel il n’a aucun droit, qu’il reçoit et qu’il rend, comme il reçoit et il rend la vie. « Tout pouvoir vient de Dieu » renchérit saint Paul dans l’Epître aux Romains. C’est déjà la doctrine de l’Ancien Testament. Avec quelle précaution Yahvé Dieu donne à Israël un roi ! Le risque ? C’est que Saül, se complaisant en son propre pouvoir, comme le roi de Tyr dans Ezéchiel, que nous avons évoqué au chapitre précédent, se prenne lui-même pour un Dieu et ramène sur sa propre personne l’hommage dû à Dieu.

Une troisième phrase du Christ explique cela en insistant sur la Providence universelle de Dieu : « Les cheveux de votre tête sont tous comptés » (Matth. 10, 30. Luc 12, 7). La création ne dure pas seulement pendant les six premiers jours du monde. Elle ne cesse jamais jusqu’à la fin. L’histoire du monde est l’histoire de la création ; de ce point de vue, elle appartient au Créateur. elle est indivisiblement l’histoire de Dieu et de l’homme, de l’homme avec et contre Dieu. 

La meilleure manière de se représenter cette toute puissance divine est de parvenir à le concevoir comme Infini. Malebranche explique bien ce Pouvoir de l’Infini qui « anéantit », je veux dire qui réduit à une sorte de néant tout pouvoir fini, qui, sans lui, ne serait pas : « Entre le fini et l’infini, concevez-vous quelque rapport demande Théodore à Eraste. Adam, cette noble et excellente créature, vis-à-vis de Dieu se doit-elle compter pour quelque chose – Il est vrai que le rapport du fini à l’infini ne peut se mieux exprimer que par zéro. Je compte pour rien Adam et tout cet univers quand je le compare à Dieu. Car l’Univers est fini et Dieu est Infini et infini en toutes manières ». Cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas, mais relativement à Dieu nous ne sommes rien. Cajétan utilise l’expression « quasi non ens » dans son Traité de l’analogie des nom. Face à l’Infini divin, nous sommes comme non-étant. Attention ! Ce rien n’est pas le néant, puisqu’on en parle. Ce rien est bien quelque chose Mais il n’est rien si on le met en relation avec l’Infini.

Il nous faut comprendre, il nous faut « réaliser », c’est-à-dire faire entrer dans notre réalité intérieure cette perception de dépendance, qui nous met à notre véritable place. Nous dépendons de Dieu et nous ne sommes rien sans lui. Rien ? Quelque chose, mais quoi ? Une sorte de zombie métaphysique. « Sans Dieu écrit Benoît XVI, l’homme ne sait ni où il va ni même qui il est ». C’est en Dieu, c’est dans sa Puissance infinie que nous pouvons mesurer notre puissance, relative mais finalisée et non absurde. Malebranche soulignait à l’instant que nous ne sommes rien par rapport à l’Infini. Mais il faut ajouter que justement c’est l’Infini, c’est la considération de l’Infini, c’est la méditation ou l’adoration de l’Infini divin qui nous donne d’être ce que nous sommes en toute vérité. Oublier cet Infini devant et dans lequel « nous nous mouvons et nous sommes » (Ac. 17), c’est nous perdre nous-mêmes de vue et négliger notre situation métaphysique réelle. Voilà l’origine de tous les bovarysmes métaphysiques, ce rêve d’un autre, ce rêve de devenir un autre qui faisait dire à Rimbaud : « Je est un autre ». En réalité, je suis désespérément moi-même : c’est la mauvaise nouvelle du jour. Mais en même temps ce Moi, qui ne se conçoit que dans la Puissance de l’Infini, n’est pas un rêve. C’est un être, qui vient de Dieu et qui va à Dieu.

Au XIXème siècle, nous voyons naître un curieux athéisme spéculatif, celui de Feuerbach, qui faisait le procès de Dieu en prétendant que tout ce que nous accordions à Dieu, nous nous en privions nous-mêmes. C’est ce qu’il appelait la théorie de l’aliénation. Au commencement est la divinité de l’esprit. De cette idée vient logiquement que « Toute conscience de soi est une conscience de soi de Dieu. Toute connaissance de soi est une connaissance de soi de Dieu ». Pour Feuerbach, l’esprit est indivisible. Si l’homme est esprit il est Dieu et si Dieu était distinct de l’homme, il serait aux dépens, il ne pourrait être qu’au détriment de l’homme. L’homme parce qu’il est esprit est Absolu… Et si Dieu ou un dieu distinct de l’homme se prétendait l’Absolu, ce serait une usurpation.

La perspective est logique, mais elle n’est pas forcément très réaliste. Au nom de la réalité de la condition humaine, il nous faut poser à Feuerbach la question inverse : si nous prenons conscience de notre finitude, de notre incapacité à changer notre destinée humaine pour en faire autre chose, si nous prenons conscience de notre précarité dans le spectacle de ce monde, si nous éprouvons notre mortalité… que nous reste-t-il sinon la conscience d’être des intermittents du spectacle. Encore faut-il ajouter que ce spectacle auquel nous sommes sensés contribuer pour un temps, nous n’y comprenons rien. Sommes-nous vraiment (autrement que de manière fantasmatique) cet Infini de volonté qu’entrevoyaient les philosophes allemands du XIXème siècle ? La question qui se pose à nous n’est pas celle de savoir si nous sommes nous-mêmes l’Infini, mais plutôt si nous sommes simplement quelque chose, si nous existons par nous-mêmes…

Peut-on dire que quelque chose EST si l’Infini n’est pas. Descartes avait bien compris cela. Après avoir prouvé le JE SUIS présent dans l’ombre du JE PENSE - en s’écriant JE PENSE, JE SUIS, il avait eu la perception de l’extrême légèreté de cette perception de mon être. Si l’Infini n’est pas et s’il n’est pas un infini de pensée, qu’est-ce que la pensée ? Une bulle d’air ? Et qu’est-ce que l’être qui se saisit dans l’ombre de la pensée, si l’Infini n’est pas ? Un rien. L’homme est, par lui-même, comme un rien. Sans Dieu, disons nous à l’inverse de Feuerbach, la divinité de l’homme , sa divinité prétendue n’est rien. Sans Dieu, explique l’Ecclésiaste, tout est vanité et poursuite du vent. C’est en Dieu que ce que nous faisons a un sens. C’est en Dieu que ce que nous faisons reçoit une valeur objective. Aussi bien, c’est Dieu et Dieu seul qui nous juge. 

Pour en finir provisoirement avec l’approche métaphysique, j’aime beaucoup cette phrase lapidaire de Henri Heine cité par le Père de Lubac dans le drame de l’humanisme athée : « S’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’homme non plus ». C’est une illustration particulièrement moderne de la dimension métaphysique de la phrase du Christ : « Sans moi vous ne pouvez rien faire ».

Mais ce verset de l’Evangile de Jean n’a pas seulement une dimension purement métaphysique. Il a aussi une dimension morale. « Vous ne pouvez rien faire », signifie : vous ne ferez et vous ne faites rien qui vaille par vous-même et sans moi. 

C’est le dogme catholique du péché originel, sur lequel saint Augustin a largement développé sa pensée, qui explique cette perspective. Il faut regarder en face le paradoxe de la condition humaine : d’un côté, il y a en chacun d’entre nous une volonté du bien qui s’affirme fortement et parfois jusqu’au mépris de soi. La mère offre sa vie pour ses enfants. A une époque où la médecine n’avait pas fait les progrès d’aujourd’hui, toute femme risquait sa vie à devenir mère. Mais la femme n’a pas le monopole du bien ![3] Dans toute humanité, il y a cette fascination pour le bien, cette foi au bien. 

En même temps, depuis cette mystérieuse faute originelle, la volonté du bien dans l’homme, même si elle n’a pas disparu, ressemble plutôt à une velléité. C’est un vouloir faible et sans cesse submergé par d’autres motifs. Et même lorsqu’il fait le bien, l’homme peut l’accomplir pour de mauvais motifs : « Quand tu jeûnes parfume toi la tête, dit Notre Seigneur, et ton Père qui est dans le secret te le rendra ». Ne te comporte pas comme quelqu’un qui a déjà obtenu sa récompense et qui la trouve dans le respect que les hommes lui porteront. Il y a mille mauvaises raisons d’observer la loi morale. Or ce que veut le Christ, c’est notre cœur : avec quel cœur fais-tu ce que tu fais ? 

C’est en tournant autour de cette question que Michel de Bay (Baïus) affirme, de façon certes trop générale, que « les vertus des païens sont des vices »[4]. Ce qu’il veut dire en tout cas, et sur ce point il n’a pas tort, c’est que sans une grâce secrète, sans un attrait caché pour le bien, sans une aide intime de Dieu, le païen ne peut agir bien. Le bien ne se découvre pas dans le respect d’une loi mais dans l’exercice d’une foi dans le bien (foi naturelle parce qu’elle est innée, foi surnaturelle parce qu’elle mène à Dieu). Et quand même il agirait matériellement avec droiture, il se trouverait menacé par le pharisaïsme. S’il agit bien, le chrétien comme le païen, le doit à l’aide de Dieu à cette consolation sentie que Dieu répand dans son cœur pour lui donner une véritable foi dans le bien qu’il fait. La concupiscence est trop universelle dans l’état actuel de l’animal humain pour qu’il puisse agir spontanément dans la justice. Spontanément, l’homme agit de façon sensuelle ou de façon calculatrice, dans les deux cas en rapportant à lui-même le bien qu’il parvient à accomplir dans une sorte d’autorévération. Le rapportant à lui-même, ce bien, il le perd. Comme dit saint Augustin, « la charité seule fait le bien »[5]. Il faut prendre cette formule au pied de la lettre : il n’y a pas d’autre bien que celui que l’on fait par amour, et on ne peut faire le bien par amour que dans la mesure où, d’une façon ou d’une autre on a été saisi par sa transcendance. Quelle transcendance ? La fascination que ce Bien qu’il est en notre pouvoir d’accomplir, exerce sur notre subjectivité, en la forçant à se dépasser elle-même. La sensualité, malgré Georges Bataille et les mystiques de la chair, n’est pas capable de ce dépassement. Le Poète nous en a avertit : « La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres… » Plus les livres sont baroques et anecdotiques, plus la chair est alambiquée et scénarisée… plus elle est triste et moins elle atteint le but dont on l’a investi secrètement. Quant au calcul ? Il est là, justement, pour interdire tout dépassement.

Se dépasser ? C’est la seule manière pour nous de changer[6]… Si le Christ est venu, ce n’est pas seulement pour nous prêcher, c’est pour nous changer. C’est ce changement qui est au cœur de la foi chrétienne, c’est ce changement que l’on appelle la conversion. Ne croyez pas que certains en soient dispensés, parce qu’ils sont nés chrétiens. Chacun d’entre nous, nous avons à nous transformer, la vie est l’histoire de cette transformation. On parle à ce sujet de progrès spirituel. Je ne suis pas sûr que le terme soit bien trouvé. En tout cas, le « progrès spirituel chrétien » n’est pas linéaire. Vivre ce n’est pas « persévérer dans son être » comme le pensait Spinoza au nom de la Raison universelle et du Plan rationnel dans lequel chaque être devait selon lui se trouver. Pour vivre en vérité, il faut, au sens propre s’arracher à soi et à la concupiscence qui fait le fonds de l’animal humain. Et cet arrachement (cette conversion) n’est possible que dans une force qui n’est pas la nôtre en nous : l’amour. Je veux parler d’un amour qui dépasse l’animal humain, un amour qui est une mystérieuse force d’union, au-delà de toutes nos envies de jeux en solitaire.

Une force ? Je dirais deux manifestations différentes de la même force divine et non humaine[7]. La première grâce[8] est toujours une grâce de lumière. La première grâce est toujours le don d’une forme de foi. La foi ne vient pas de nous, elle n’advient en nous qu’à partir du moment où nous abandonnons notre prétention à tout connaître et à tout contrôler, à partir du moment où nous sommes capables, sans peur, de lâcher les mains. 

La lumière de la foi a une particularité unique, c’est une lumière transformante : « Marchez dans la lumière tant que vous avez la lumière, dit Jésus, afin de devenir des enfants de lumière » (Jean 12, 36). Croyez pour devenir ! Marchez pour devenir ! C’est tout l’Evangile : devenez ce que vous faites. Voilà la seule transformation de soi qui vaille ! On peut aussi comprendre cette autre formule du Christ comme une promesse de transformation de soi : « Tout est possible à celui qui croit » (Mc9, 23). Attention cependant : il ne s’agit pas de concevoir la foi comme une sorte de prouesse permanente. Il n’est pas question de mettre Dieu en demeure de faire des miracles ; cette foi charismatique n’est encore que l’enfance de la foi. Laissons la foi s’installer en nous sans rien chercher de spectaculaire. Elle peut nous changer chaque jour, à chaque seconde, elle agit au plus intime pour nous transformer. La lumière de la foi nous construit lentement et comme inconsciemment. Loin de nous aliéner comme le pensait Feuerbach, elle nous fait ce que nous sommes. Elle nous construit. La foi, grâce prévenante de Dieu, ressource intérieur à chaque homme que chaque homme a reçue en venant dans le monde comme dit saint Jean est la vertu de la construction de soi. Crois et tu agiras. Crois et tu construiras. Dire que la foi est la première grâce, comme le fait saint Augustin, c’est insister sur le fait qu’aucune construction n’est possible sans la foi. Mais la foi est fragile : cette lumière, cette évidence intérieure, chaque homme peut la refuser, elle ne mord pas notre cœur, mais lui indique seulement une direction.

Quelle est la deuxième force qui nous mène au Seigneur ? Quelque chose qui a à voir avec la concupiscence et qui est capable de s’imposer à elle. A côté de notre cupidité et de nos addictions, il y a en effet la consolation de Dieu, la douceur de Dieu, l’expérience merveilleuse de la charité divine sans laquelle la foi reste inopérante. En un mot, il y a ce que le rationaliste Malebranche ose appeler « la grâce de sentiment », « la grâce du Réparateur », Jésus-Christ. Pourquoi l’intervention du sentiment ? Beaucoup de chrétiens, beaucoup de prêtres, beaucoup de directeurs spirituels font profession de mépriser le sentiment. C’est qu’ils ignorent le point où nous met notre faiblesse d’êtres charnels. Ils préfèrent ne pas la voir en tout cas, ils en détournent le regard. Si Malebranche admet cette « grâce de sentiment » qu’il attribue particulièrement à la Sainte humanité du Christ, c’est parce que lui, si pur dans sa vie de prêtre, si ascétique soit-il, il a bien conscience de la nécessité du sentiment pour contrebalancer l’impact de la concupiscence : « Jésus-Christ, explique-t-il, nous apprend à faire usage des biens sensibles. Le poids de sa grâce nous met en liberté, parce qu’il remet la balance dans l’équilibre (…) Nous pouvons user des biens sensibles, parce que le plaisir de la grâce est plus solide que celui que nous goûtons dans l’usage de ces biens »[9]. La concupiscence est ainsi vaincue par la charité. Le plaisir de la grâce est plus profond et plus raisonnable que les plaisirs de la chair.

La foi est d’abord une lumière, avons-nous dit, une lumière qui nous éclaire de l’extérieur et que nous choisissons de suivre , à moins que nous la rejetions. Mais la foi formée en nous est encore bien autre chose : une expérience intime de Dieu, qui mobilise notre intelligence bien sûr, mais aussi notre volonté et jusqu’au tréfonds mal connu de nos sentiments. « La foi est agissante par la charité » comme dit saint Paul aux Galates (5, 6) d’un mot. Mais au-delà de ce mot, que trouve-t-on ? Une sorte de vertige devant ce que saint Augustin appelle « la profondeur » de Dieu. Le génie particulier de Malebranche dans la vie spirituelle, génie qui lui est rarement reconnu, c’est d’aller aussi loin que possible dans l’approche rationnelle de l’intériorité, mais de savoir, à un moment donné, retenir sa plume philosophique devant le mystère. Ainsi fait-il lorsqu’il ose parler de « la grâce de sentiment », cette « consolation » divine qui a ému saint Ignace de Loyola si fort qu’il en a écrit, pour tenter lui aussi de rationaliser autant que possible ce donné sur-rationnel, « les règles pour le discernement de l’esprit ». Au-delà de toutes les tentatives de rationalisation, reste qu’à travers les expériences que nous avons pu faire de la bonté de Dieu, à travers les consolations que nous avons éprouvé et que nous éprouvons, nous portons à jamais sa marque qu’il inscrit dans nos âmes, marque d’un divin esclavage ou d’une surnaturelle liberté. Au fond c’est la même chose. Ne nous hâtons pas de disqualifier « la grâce de sentiment » : c’est elle qui nous laisse les cicatrices les plus ardentes.

Comment se représenter cette « grâce de sentiment » ? C’est impossible. Comment peut-on parvenir à l’éprouver ? Il n’y a évidemment pas de mode d’emploi. Force est de reconnaître ce mystère de l’action de Dieu en nous, même lorsqu’il s’agit d’une action consciente : cette douce mémoire de Jésus, comme dit l’hymne liturgique, qui nous apporte cette merveilleuse satiété de sa douce présence. Quand on a une fois senti cette douceur de Dieu, que ne ferait-on pas pour la retrouver, pour la goûter de nouveau, pour essayer de la mériter ? Mais il nous est impossible de poser la suite des actes qui déboucherait automatiquement sur cette plénitude intérieure. Nous y parvenons en quelque sorte malgré nous et seulement quand Dieu le veut. Saint François-Xavier était porté par ces consolations, dans son long périple de l’Inde au Japon et à l’île chinoise sur laquelle il est mort. Il en avait trop, disait-il. Il n’en pouvait plus de bonheur. Il demandait à Dieu de l’épargner avec ses consolations, de le ménager. Pour aiguillonner son serviteur dans son rude apostolat, pour donner des forces à ce pionnier, Dieu le comblait de ses grâces. Sa liberté, loin d’en être diminuée, s’en est trouvée agrandie aux dimensions du monde.

En même temps, empressons-nous de souligner que pour une large part, la grâce divine n’est pas consciente. Ce serait absurde de la limiter à nos représentations conscientes et à la joie qu’elles produiraient en nous. Dans ce terme de « sentiment » utilisé par Malebranche, il y a d’ailleurs cette dimension non représentative (non conceptuelle, non objectivable) et donc pas totalement consciente : « Si tu l’as compris ce n’est pas Dieu » affirme souvent saint Augustin[10]. Nous avons essayé – bien imprudemment peut-être – de comprendre l’action de Dieu dans nos âmes pour saisir en quoi cette force de Dieu à l’intime de nous-mêmes nous rend libres. Mais reconnaissons que Dieu agit en nous d’une manière qui, le plus souvent, dépasse la conscience que l’on peut en prendre. Certes il agit dans la conscience à travers ce don des larmes qu’il nous fait de temps à autre ; il agit aussi dans cette immense simplification de notre regard et dans cette magnifique universalisation du champ de notre vision qu’opère en nous sa lumière. Mais, au-delà de notre conscience, Dieu agit aussi à travers les événements qui nous atteignent en traçant dans nos vies un chemin dans lequel nous sommes toujours seuls à nous engager, ce que saint Paul appelle notre vocation[11], ce qui deviendra petit à petit pour chacun d’entre nous au fil des années notre histoire personnelle, l’histoire sainte de notre propre vie. Comme dans l’Histoire sainte qu’on peut lire dans la Bible, il n’y a pas dans notre vie que des choses saintes ! Mais nous verrons la prochaine fois comment, avec une liberté de Souverain, Dieu utilise jusqu’au mal pour le bien de ceux qui cherchent à l’aimer 
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[1] AUGUSTIN, Retractationes I, XXIII cité par Pascal, XVIIIème Provinciale, OC, éd. Le Guern, t. 1 p. 802. La question agitée par les jansénistes est : peut-on résister à cette grâce-là, à cette grâce qui nous fait être libres ? Malebranche me semble avoir donné des solutions passionnantes à ce problème, malheureusement alors que le conflit avait tourné en une guerre de tranchée, personne n’étant plus capable de l’entendre 

[2] Les scolastiques parlent avec expression des causes secondes créées par rapport à la cause première incréé.

[3] Même si elle a un rôle extraordinaire contre le Mal, rôle qui lui est donné par Dieu dès l’origine, lorsque Dieu dit au Serpent tentateur : « Je mettrai une inimitié entre toi et la Femme, entre ta descendance et sa descendance » (Genèse, 3, 15). Nous avons étudié cette question du rôle providentiel de la Femme dans Une histoire du mal (éd. Via romana 2013)

[4] Ce qui est condamné dans cette phrase, c’est la manière dont les païens semblent exclus du Royaume de Dieu parce qu’ils sont des païens. Tout homme a la grâce suffisante pour se sauver, païen, chrétien ou membre de quelque religion que ce soit. Mais pour se sauver, il faut croire dans le Bien.

[5] Saint AUGUSTIN, Sermons sur l’Ecriture, CLXV, éd. Bouquins p. 1346.

[6] « On ne change pas » grommelait paraît-il Schopenhauer… Il a raison du point de vue purement psychologique. On ne change effectivement, on ne peut changer qu’en s’appuyant sur cette force étrangère à nous-mêmes et qui nous permet de nous dépasser nous-mêmes : la grâce.

[7] C’est à Malebranche que je dois cette distinction. Voir son Traité de la nature et de la grâce, Troisième Discours n° XVIII

[8] Il y a deux sens à l’expression « première grâce », celui que lui donne couramment saint Augustin et que nous reprenons ici et celui qu’envisage Saint-Cyran, beaucoup plus tard : la première grâce, c’est dans chaque vie, le premier baiser de l’Epoux divin, la première consolation sentie, la première lumière. Il faut être fidèle toute sa vie à cette première lumière, c’est le premier gage de ce que l’on appelle « réussite », de ce qui est au fond le secret de la joie. Ces deux sens de l’expression, en y réfléchissant, n’en font qu’un et la question que chacun peut se poser, c’est : quelle a été ma première lumière ? Mon premier élan ? Ma première foi ? Il ne faut jamais trahir l’enfant, en nous, qui a reçu ce premier rayon…

[9] MALEBRANCHE, Conversations chrétiennes, Entretiens IX n°201, éd. Vrin 2010 p. 272

[10] Par exemple AUGUSTIN ? Sermons LII n°16, éd. cit. p. 506

[11] Dès les premiers mots de l’Epître aux Romains, à son propre sujet

lundi 16 mars 2015

L’Église ne tape plus sur le FN [par RF]

[par RF] En écrivant que l’Église de France ne tape plus trop sur le Front National, j’ai bien conscience de prendre le risque d’être démenti demain par un communiqué inopiné. Je ne me suis pas non plus livré à une étude précise des déclarations épiscopales pour dater le changement. Tout de même il est patent que les paroles sévères des années 80/90 n’ont plus cours. Je dirais même qu’elles n’ont plus cours… du tout. Et je propose 5 explications à ce silence :
1. L’explication par l’exigence envers soi-même
Il y a une génération on pouvait encore croire que le vote FN était celui de la bourgeoisie-conservatrice-de-province : les Le Quesnoy du film «La vie est un long fleuve tranquille». En fustigeant ce vote, l’Église pouvait penser gronder ses propres ouailles (ce qui n'aurait pas été pour Lui déplaire). Ce n’est plus le cas, ne serait-ce que parce que 25% des électeurs ne peuvent nécessairement pas tous faire partie des 4% des catholiques pratiquants. Cela signifierait que 90% des catholiques pratiquants, sinon plus, voteraient FN, ce qui est absurde. En outre, l’enracinement du FN dans des régions déchristianisées et à très faible pratique religieuse serait incompréhensible.
2. L’explication par Madonna
La chanteuse Madonna, lorsqu’elle passait en France, y allait de son petit crachat anti-FN. Elle a radicalement changé et dit maintenant «vouloir comprendre». Ce qu’il y a à comprendre c’est qu’il ne s’agit pas (plus?) de 10% de vieux aigris indécrottables, mais de 30% des électeurs. 40%, si on ne compte que les jeunes. Bref, le FN n’est plus pour Madonna un punching-ball commode, mais une part massive du public potentiel. Par analogie, l’Église peut rechigner à heurter de plein fouet toute une aile de la société dans laquelle elle existe.
3. L’explication par la continuité de la poussée progressiste
Des catholiques ont pu penser qu’en s’opposant au FN réputé (à l’époque) «conservateur» et «de droite», ils s’achetaient un brevet de respectabilité qui leur donnerait droit au chapitre. C’est ce que j’exposais dans un précédent billet sur la pile de l’assiette: quelque concession que fasse un catholique, quelque distance qu’il prenne, il finit toujours par tenir le rôle de l’intégriste aux yeux du laïcard intégral. Il y a 20 ans l’Eglise de France pouvait penser bénéficier d’une «laïcité apaisée», sauf qu’elle s’est pris et se prend en pleine figure la dé/construction du mariage, et la banalisation du dimanche, et la GPA, et le suicide assisté, et l’offensive contre son scoutisme. L’Église pouvait se croire dans un salon politique et policé, ou gauche raisonnable et droite modérée auraient conservé un cadre somme toute compatible avec ses valeurs, où le seul fauteur de trouble aurait été le FN. Tel n’est plus le cas. Droite et gauche n’ont cure de ce que fait et dit l’Église catholique.
4. L’explication par la pétoche
l’Église de France peut aussi avoir pris conscience de l’inefficacité de ses incantations. Pourquoi mobiliser des troupes qui ne répondent plus? Je ne dis pas qu’il n’existe plus un France sociologiquement catholique: le succès de la Manif Pour Tous a montré le contraire ce qui a surpris tout le monde (moi le premier). Mais la Manif Pour Tous a justement montré que ces troupes n’échappent pas à leur époque, et obéissent à leur sociologie plutôt qu’à ceux qui devraient être ses chefs. Bref, contre le FN, l’Église préfère peut-être se taire que de montrer qu’elle n’est plus entendue.

… Ces explications peuvent se chevaucher, bien qu’elles se contredisent, et j’en ose une dernière: 
5. L’explication par la conversion
Je lis dans L’Express qu’un «curé a récemment confié qu'il estime à 80 % le nombre de prêtres votant pour le FN» dans le Var. C’est peut-être exagéré, dans le Var ou ailleurs. Cependant les prêtres et les évêques peuvent avoir des parents et des fidèles qui se gênent de moins en moins pour assumer leur vote FN, dont ils doivent reconnaître que ce ne sont pas des monstres, et que les raisons peuvent  être comprises sinon entendues. Entendues, et peut-être même partagées, au moins quant à la perception de l’immigration musulmane, eu égard à une percée islamiste ici et ailleurs.

lundi 9 mars 2015

Que choisir n'est pas renoncer...

A la demande de plusieurs personnes qui y assistaient, voici ma conférence de Carême de dimanche soir, troisième dimanche de Carême... Le thème de ces conférences est la liberté intérieure... Il reste certainement quelques fautes et maladresses d'expression.
La liberté est presque toujours mal comprise. En l’évoquant, on a l’impression qu’être libre c’est pouvoir faire ce que l’on veut. On en reste souvent à l’idée que la liberté est une puissance, que celui qui est libre touche à tous les possibles dans leur miroitement et qu’il se contente volontiers de cette indétermination qui donne une sorte d'issue sur toutes les déterminations en même temps. Vous ne voyez pas de quoi je veux parler ? De l’adolescence. Non pas de l’adolescence comme âge de la vie, car cet âge est des plus sérieux. Je parle de l’adolescence comme idéal, de l’éternel adolescent, qui se donne à lui-même l’impression de brûler la chandelle par les deux bouts, mais qui n’a jamais rien fait à fond, qui butine ou comme on dit aujourd’hui avec une sorte de cynisme inconscient : qui profite. Pour cet individu, on a inventé un néologisme très parlant : l’adulescent, l’adulte qui se prend pour un jeune à perpétuité. Attention ! Ce personnage paraît souvent sympathique, rêveur, insouciant… Détrompez-vous. Certains en sont réduit à cet état d’adulescence simplement parce qu’ils font et refont les calculs de l’existence, sans parvenir jamais à la certitude absolue et qui ne choisissent pas justement parce qu’ils comptent et non parce qu’ils oublieraient de compter. Combien aujourd’hui ont oublié que ce n’est pas en comptant que l’on entreprend, mais au contraire, en croyant. Nous le verrons à satiété : pour choisir il faut croire.

Saint Thomas d’Aquin dans son Traité de la liberté est très frappé par la multitude des possibles et par le fait qu’aucune raison n’est assez puissante pour entraîner de notre part tel ou tel choix « forcé ». C’est ainsi du reste qu’il démontre la possibilité de la liberté.  Nous sommes toujours au dessus de ce que nous choisissons. « Dieu a remis l’homme aux mains de son conseil » comme parle le Livre de l'Ecclésiastique. Nous sommes toujours capables d’évaluer les avantages et les inconvénients de telle ou telle position, de telle ou telle décision. Rien ne s’impose à nous avec force ou dans une sorte de contrainte. Même l’évidence est une lumière, que nous pouvons suivre, mais que nous pouvons aussi négliger. Ce n’est jamais une force contraignante. Il n’y a pas de motif qui s’imposerait à nous sans que notre liberté ne puisse le rejeter. Même la mort peut être choisi. Je pense à ces trois cents Spartiates qui, aux Thermopyles, ont arrêté pendant une journée l’armée du Grand Roi : on a, plus tard dressé une stèle en leur honneur, avec ces mots : « Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts pour obéir aux lois ». C’est dans le même état d’esprit que Socrate acceptera de boire la Cigüe mortelle.

Peut-on dire que le choix de l’homme a une radicalité qui le met au dessus de Dieu même ? Non bien sûr. Néanmoins, dans ce choix ultime qui se présente à lui,  l’homme est laissé libre par Dieu. Il apparaît comme au-dessus de Dieu, pouvant choisir Dieu ou non-Dieu, à cause de la manière voilée dont Dieu se révèle à nous. Le mystère de l’eucharistie est très significatif de la manière de faire de Dieu à notre égard et de son respect infini pour notre liberté. Jesu quem velatum nunc aspicio. Je regarde Jésus voilé. Dans ce sacrement, il ne se montre à moi qu’en se cachant. Il se donne en respectant ma liberté de choix. Le cardinal de Bérulle à cette très belle phrase dans son Elévation sur sainte Madeleine : « Dieu unit en séparant et en séparant, ce semble, de soy-même ». Si Dieu ne faisait que nous unir à lui, nous ne resterions pas libre très longtemps. Nous n’aurions plus à le choisir, nous serions irrésistiblement attirés . Ainsi ce mal objectif qu’est la séparation d’avec Dieu, devient la condition de notre liberté et donc la condition du bien que nous pouvons réaliser nous-même.

Si le choix est si nécessaire à la liberté, c’est qu’elle n’est pas cette pure puissance toujours prête à tout mais jamais bonne à rien que je décrivais à l’instant. Les philosophes parlent à ce sujet de « la liberté d’indifférence ». On peut la définir avec le mot que choisit Rabelais comme devise de son Monastère rabelaisien, l’abbaye de Thélème : « Fais ce que voudras. Mais la liberté n’est pas dans cette indifférence affichée à l’égard de tous les possibles. La liberté n’est pas une puissance, elle est un acte. Elle est une détermination, la détermination absolue. Cet acte qui exprime notre liberté, il est forcément rare, il n’est pas porté par tel ou tel motif, il est au-delà des motifs extérieurs et des motivations temporaires, comme l’expression la plus profonde de ce que je suis. C’est cette liberté-là que Dieu veut que nous lui consacrions, celle qui plonge au plus profond de nous-mêmes et qui exprime, comme disent les mystiques, le vouloir foncier, la tendance la plus radicale de notre être, le choix. Il ne nous faut pas seulement « avoir un faible pour les choses de Dieu ». Il ne suffit pas d’aimer une ambiance ou une atmosphère. Il ne nous suffit pas de « n’avoir rien contre Dieu ». Il faut que nous soyons capable de le choisir, en renonçant à ce qui est contre lui.

C’est la vieille histoire de la polémique entre Descartes et Pascal : chrétiens l’un comme l’autre, catholiques l’un et l’autre, l’un et l’autre attachés à prouver Dieu, à en manifester la puissance, ils se séparent sur le point de savoir quelle est la place de Dieu dans notre vie. Descartes le met à l’origine – comme Créateur – et à la fin – comme Sauveur de l’âme immortelle. Pascal lui le met au centre, comme Dieu fait homme, au centre de nos vies qu’il garde du néant. Et il trouve Descartes « inutile et incertain » parce que nulle part le grand philosophe n’a envisagé la vanité du monde et la nécessité du saliut. On peut imaginer que c’est à Descartes que s’adresse ce fragment de feu : « Qu’une chose aussi visible qu’est la vanité du monde soit si peu connuë, que ce soit une chose étrange & surprenante de dire que c’est une sottise de chercher les grandeurs ; cela est admirable »[1]. Descartes pense Dieu et il pense à Dieu. Il est respectueux de la religion catholique, il est reconnaissant à ses maîtres les jésuites du collège de La Flèche. Mais il ne choisit pas Dieu, comme le fait Pascal. C’est un aventurier de la raison, pas de l’Esprit. Pascal, lui, ne songe qu’à Dieu, Pascal choisit Dieu et c’est ce que ses maîtres jansénistes normands lui ont appris.

Pouvons-nous choisir un autre que lui ? Y a-t-il, à notre disposition, un autre choix que le choix de Dieu ? Il me semble que deux autres choix sont donnés : le choix du non-choix et le choix du MOI. Le choix du non choix est le plus courant et apparemment le moins compromettant. Il s’agit de vivre sa vie en étant simplement en quête des bonnes fortunes qui s’offrent à nous, mais en refusant absolument d’y mettre un quelconque fil rouge ou d’y voir une fin ultime – fin des fins, clé de voûte à quoi tout s’ordonnerait. Pour quiconque apparaît comme un peu sensible, ce refus de la fin ultime, qui est vécu d’ailleurs comme une forme de liberté ou de détachement de tout, coïncide souvent avec un sentiment d’absurdité : à quoi bon ?

Tout le monde n’est pas capable de faire clairement le choix du moi. Tout le monde ne se crée pas immédiatement sa petite idole à usage personnel, son « image du Moi ». Mais le choix du non-choix, en revanche, est très commun. Dirait-on que c’est le plus commun ? C’est sans doute parce que c’est celui qui nous donne l’illusion de ne pas choisir, celui qui nous entretient dans le plus grand confort. A terme, les deux choix s’identifient. Le choix du Moi est merveilleusement décrit par Ezéchiel dans ses prophéties contre le Roi de Tyr comme un choix « divin », comme un choix « anti-Dieu » :
« Ainsi parle le Seigneur Yahvé, parce que ton cœur s’est enorgueilli, tu as dit : Je suis un dieu, j’habite une demeure divine[2] au cœur de la mer. Alors que tu es un homme et non un dieu, tu te fais un cœur semblable au cœur de Dieu. Aucun secret ne te déconcerte. Par ta sagesse et ton intelligence, tu t’es fait une fortune, tu as mis or et argent dans tes trésors. Si grande est ton habileté dans le commerce. ! Tu as multiplié ta fortune et ton cœur s’est enorgueilli de ta fortune. Parce que tu t’es fait un cœur semblable au cœur de Dieu, je vais faire venir contre toi des étrangers, les plus barbares des nations » (Ez. 28, 27).
Nous sommes faits à l’image et à la ressemblance de Dieu. Il nous importe de prendre conscience de cette ressemblance redoutable à notre modèle - mais pas d’en prendre occasion pour nous substituer à lui. Or l’argent est ce « moyen universel » qui nous confère un pouvoir qui ne nous appartient pas. On peut estimer spontanément qu’il est absurde de s’imaginer transformé en Dieu, comme l’enseigne ce texte, que c’est une perspective inaccessible et hors d’atteinte et que nous ne sommes pas menacés par des tentations semblables, que nos tentations sont bien plus ordinaires. Mais en même temps, l’argent peut tout. Ce n’est pas un hasard si ce texte insiste autant sur cette omnipotence. Les moralistes l’ont bien compris ; le Christ dans l’Evangile parle à plusieurs reprises du « Mammon d’iniquité », en donnant à l’Argent le nom de ce dieu phénicien qui est incompatible avec le Dieu d’Israël. C’est dans un texte célèbre de Karl Marx, extrait des Manuscrits de 1844 que j’ai trouvé l’analyse la plus simple et la plus efficace sur l’omnipotence de l’argent, qui fait effectivement de nous les rivaux de Dieu même :
« Ce que je peux m'approprier grâce à l'argent, ce que je peux payer, autrement dit ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. Les qualités de l'argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur d'argent. Ce que je suis et ce que je puis, ce n'est nullement mon individualité qui en décide. Je suis laid, mais je puis m'acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l'argent.Je n'ai pas d'esprit, mais l'argent étant l'esprit réel de toute chose, comment son possesseur manquerait-il d'esprit ? Il peut en outre s'acheter les gens d'esprit, et celui qui est le maître des gens d'esprit n'est-il pas plus spirituel que l'homme d'esprit ? Moi qui puis avoir, grâce à l'argent, tout ce que désire un cœur humain, ne suis-je pas en possession de toutes les facultés humaines ? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? Personnellement je suis paralytique mais l'argent me procure vingt-quatre pattes ; je ne suis donc pas paralytique. Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupules, sans esprit, mais l'argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi, son possesseur. L'argent est le bien suprême, donc son possesseur est bon ; au surplus, l'argent m'évite la peine d'être malhonnête et l'on me présume honnête. »[3].
Mais si je vous cite Karl Marx, c’est pour la petite note qui précède parce qu’elle donne aux malédictions prophétiques contre le Roi de Tyr tout leur relief métaphysique : l’Argent est tout puissant, il rend tout-puissant celui qui le possède. Il exauce cette première forme de liberté que nous évoquions en commençant, en donnant à l’homme accès à une forme crédible de toute-puissance :
« L'argent, qui possède la qualité de pouvoir tout acheter et de s'approprier tous les objets, est par conséquent l'objet dont la possession est la plus éminente de toutes. Universalité de sa qualité est la toute-puissance de son être ; il est donc considéré comme l'être tout-puissant ».
Le problème ? C’est qu’en même temps que l’argent nous offre toutes les qualités, dans le même temps il nous en dépouille, marquant bien l’illusion de la toute puissance que nous dénoncions en commençant. Cette toute-puissance humaine voisine avec  l’impuissance. Si l’argent est ma beauté, comme l’explique Karl Marx, je n’ai pas besoin de faire quoi que ce soit pour rendre mon apparence plus présentable et si je le fais c’est souvent d’une manière superficielle. Si c’est l’argent qui me rend intelligent, parce que je peux me payer tous les gens d’esprit et tous les livres, je ne chercherais pas à travailler : qu’importe d’être vraiment puisque je possède ! Je possède l’intelligence par mon argent, je ne chercherai pas à devenir vraiment intelligent, moyennant un travaiil acharné qui ‘est pas dans mes cordes.
Je voudrais avoir ici montré deux choses : c’est par l’argent, comme l’affirme Ezéchiel dans ce texte, que l’on atteint à la toute puissance divine. Mais en même temps qu’on se donne l’impression d’y atteindre, on la manque, car le raccourcis monétaire, en me faisant posséder ce que je cherche m’empêche de travailler à le devenir.

L’homme d’argent a choisi « le Moi » et l’a mis plus haut que tout, en trichant avec ce qu’il représente, l’argent accréditant la triche. Mais ce serait trop facile de condamner vertueusement l’homme d’argent, sachant que nous n’en avons pas. D’une certaine façon, l’homme des droits de l’homme est issu du modèle de l’homme d’argent. C’est un « homme sans qualité » comme l’homme d’argent. Ce n’est pas un hasard si l’idéologie des droits de l’homme est née dans les premiers temps du Capitalisme. Qu’est ce que fournit l’idéologie des droits de l’homme sinon la garantie d’une reconnaissance qui va au-delà du mérite réel de chacun. Ainsi même celui qui ne fait pas explicitement le choix d’être dieu, même celui qui ne croit pas en la possibilité de sa propre divinisation va recevoir par l’onction des droits de l’homme, une dignité qu’il n’a pas cherché à obtenir. Et il va devenir l’homme de toutes les revendications. Il y a droit parce qu’il est homme, il s’est juste donné la peine de naïtre. Celui-là ressemble à l’homme du non-choix. Il n’a pas cherché à se dépasser lui-même, comme l’homme d’argent. Il n’a fait aucun choix qui l’impliquerait vraiment. Mais il estime qu’il doit faire valoir son humanité. Au lieu de considérer qu’il est au service de quelque chose qui le dépasse, il envisage que l’univers entier puisse être au service de ses droits.

Il n’a pas choisi… direz-vous. Mais il vit au rythme de ses pulsions du moment et il se considère comme le but ultime de toutes ses entreprises. Pourquoi ramène-t-il ainsi tout à lui ? Parce que c’est le destin des pulsions qu’il laisse agir en lui que de se satisfaire d’elles mêmes, que de trouver leur fin dans l’apaisement de l’excitation qu’elles ont provoquée Le système pulsionnel qui est en nous est foncièrement centré sur le Moi. Vivre sans projet et sans choix mais au gré de ses pulsions, c’est donc, d’abord sans le savoir, mais en en prenant conscience petit à petit, vivre au rythme de ses pulsions, vivre pour soi, en se faisant soi-même son propre dieu, comme le roi de Tyr. Chez le roi de Tyr, il y a quelque chose d’héroïque, même si cet héroïsme de l’Argent roi, de l’Argent dieu est foncièrement faux. Chez l’homme sans qualité, qui choisit de ne pas choisir, c’est le même destin, la même finalité. Il s’agit toujours de s’offrir à soi-même mais simplement en choisissant de suivre la logique égolâtre des pulsions, de la suivre et non de la précéder : « Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur » dit Notre Seigneur. Celui dont le trésor se découvre de satisfaction en satisfaction, découvrira bientôt que son cœur est incapable d’un autre choix. Il rentre dans la logique de la consommation. Et consommant, il consume ce qu’il consomme. Cette autodivinisation, souvent inconsciente, correspond à une autodestruction tout aussi cachée et tout aussi secrète.

Ainsi celui qui ne choisit pas, celui que j’ai appelé après Robert Musil l’homme sans qualité, est un homme qui sans le vouloir et par le seul fait qu’il n’a pas voulu mobiliser sa liberté pour choisir, semble laisser le dernier mot à la corruption : « Celui qui sème dans la chair récolte de la chair la corruption ». Il faut payer le triomphe du vieil homme sur l’homme nouveau. Le prix ? C’est la mort. « Le salaire du péché c’est la mort » dit très clairement saint Paul aux Romains (6, 23), mais le don gratuit de Dieu , c’est la vie éternelle en Jésus-Christ notre Seigneur ». La mort, tel est le véritable nom de l’esclavage dans lequel se vautre celui qui se laisse aller au péché. L’homme sans choix est un homme sans qualité et l’homme sans qualité est un être pour la mort. Lorsque Heidegger a articulé cela, il savait bien, lui l’ex-novice jésuite, que c’était déjà dans saint Paul.

Une seule chose peut me délivrer de cette perspective nihiliste : le choix. Si le choix revêt une telle importance, c’est qu’il n’est pas facultatif ; il se présente comme un véritable dilemme ; nous avons le choix entre deux solutions et deux seulement. L’existence humaine ne nous présente pas d’autres possibilité en dehors de ce dilemme : soit la mort, soit la vie, soit le désir dans tous ses états et son arrière goût de mort, soit l’amour. Pour vivre, il nous faut passer de la cupiditas à la caritas comme dit saint Augustin. L’amour seul fait vivre. Il faut choisir l’amour. Et très vite, ce choix – en lecteur de Pascal nous dirions ce Pari - devient une foi. Comme le dit l’apôtre Jean : « Il faut croire à l’amour ». Au fond, c’est par la foi seule que nous accédons à l’amour, mais en même temps c’est par l’amour que notre choix devient une foi.

Ne pas choisir, c’est se laisser aller à sa nature, à sa pente, à l’horizon de néant qui nous entoure. Choisir c’est vivre, mais il faut pouvoir vivre pour son choix, il faut encore que ce choix ne soit pas mortifère. Si l’on se contente de se choisir soi, on n’est encore dans la mort. Moi ? Ca sent le sapin. Jérémie a évoqué ce dilemme fondamental de façon certes moins familière, mais avec quelle éloquence :
« Maudit l’homme qui se confie dans l’homme, qui fait de la chair son appui et dont le cœur s’écarte de Yahvé. Il est comme un chardon dans la steppe, il ne ressent rien quand arrive le bonheur, il se fixe aux lieux brûlés du désert, terre salée où nul n’habite. Béni l’homme qui se confie en Yahvé et dont Yahvé est la foi. Il ressemble à un arbre planté au bord de l’eau qui tend ses racines vers le courant. Il ne redoute rien quand arrive la chaleur. Son feuillage reste vert. Dans une année de sécheresse, il est sans inquiétude et ne cesse de porter du fruit » (Jér. 17, 5-8).
Le grand dilemme est entre la foi et l’absence de foi. C’est la foi qui permet de dépasser l’hommerie, de ne pas se « fier dans l’homme » de ne pas « s’appuyer sur la chair », c’est-à-dire de ne pas en rester à un projet humain, trop humain. La foi, ici, ce ne sont pas seulement telle ou telle croyance, c’est l’élan de l’homme au-delà de sa condition mortelle, un élan qui s’épanouit en amour.

Cette foi, elle est d’abord bien sûr la foi en Dieu, qui permet à chacun de reconnaître la lumière qu’il a reçue en venant dans le monde (cf. Jean 1). Elle est ensuite la foi dans l’amour, qui explique l’impératif de l’amour du prochain. D’une manière particulière mais sacramentelle, et très belle, cette foi se réalise dans le mariage devant Dieu d’un homme et d’une femme, elle se réalise jusqu’à produire l’amour et en même temps elle en vient. Je voudrais terminer cet exposé sur le caractère vital du choix de Dieu pour chacun d’entre nous, en vous montrant comment le mariage est une sorte de parabole humaine de la foi divine. Je cite le protestant Denis de Rougemont dans ce livre admirable et inimitable qu’est L’amour et l’Occident. Il explique très bien comment l’amour d’un homme et d’une femme est un pari. Un pari sûr mais un pari quand même, un saut. Comme la foi en Dieu.
« Si l’on songe à ce que signifie le choix d’une femme pour toute la vie, l’on en vient à cette conclusion : choisir une femme c’est parier. Or la sagesse populaire et bourgeoise recommande au jeune homme de réfléchir avant de prendre une décision : elle l’entretient ainsi dans l’illusion que le choix d’une femme dépend d’un certain nombre de raisons qu’il serait possible de peser. Cette erreur du bon sens est tout à fait grossière. Vous avez beau tenté de mettre au départ toutes les chances de votre côté – et je suppose que la vie vous laisse le temps de calculer – jamais vous ne pourrez prévoir votre future évolution, et encore moins celle de l’épouse choisie, et encore bien moins celle du couple formé ».
La raison et le calcul sont mis en échec par la radicalité de ce choix. Il en va, sur ce point, du choix amoureux comme du choix de Dieu.. Il faut choisir, croire en ce que l’on a choisi et surtout finalement aimer nos choix. Quels qu’ils sont, ils ne diminuent pas notre univers mental, mais eux et eux seuls nous font accéder à l’amour, c’est-à-dire au salut. 

Le choix dit dans son caractère absolu le lien intime et profond entre la charité et la liberté. Accéder à la liberté du choix de Dieu, c’est être, par là même, candidat à son amour. Or, dans ce domaine, il suffit de candidater sérieusement pour être reçu.

[1] Pascal Pensées, Br. Fg. 161
[2] Il faudrait revenir au chapitre précédent pour comprendre l’importance de la « demeure », pour nous qui sommes d’éternels nomades
[3] Karl MARX, Manuscrits de 1844

lundi 2 mars 2015

La paix entre les catholiques

Il ne faudra pas oublier le pontificat de Benoît XVI, qui a été celui de la paix entre les catholiques. Interrogé par Christophe Geffroy dans La Nef, je propose (ce n'est pas d'une originalité folle mais c'est sans doute plus compliqué à réaliser qu'il n'y paraît) de réaliser que la foi chrétienne et universelle est notre seul bien commun... L'unité des catholiques? C'est la foi... et donc la charité! Voyez l'article sur le site lanef.net 
"Nous vivons dans un monde en profonde mutation, un monde qui s’écroule à bien des égards avec toutes les incertitudes et les peurs légitimes qu’un tel mouvement fait naître. Dans ce contexte, où en sont les « cathos » aujourd’hui en France ? C’est la question que nous avons posée à deux personnalités du monde de la presse catholique, Jean-Pierre Denis, directeur de La Vie, et l’abbé Guillaume de Tanoüarn, rédacteur en chef de Monde & Vie.

La plus belle chose que nous devions au pontificat de Benoît XVI me semble être, de la part de ce Pontife, s’impliquant personnellement et profondément, une politique suivie en faveur de l’unité des catholiques. C’est évidemment du côté de la Fraternité Saint-Pie X que les avances du pape Benoît ont été les plus constantes. On ne peut pas dire d’ailleurs que les succès aient été tangibles. Mais les risques pris par le Pasteur universel pour réintégrer les évêques sacrés sans l’accord de Rome ont touché profondément – j’en suis témoin dans mon ministère – beaucoup de personnes qui s’habituaient à vivre sans Rome.

Par ailleurs, je crois que, outre la rencontre très médiatisée du pape Benoît avec le théologien Hans Küng, l’autre aile, l’aile dite progressiste, a pu apprécier, chez ce Pontife, une manière radicale de poser les problèmes qui rejoignait sa préoccupation pour l’avenir de l’Église. Certes Benoît XVI avait montré qu’il n’était pas de « leur bord », depuis le début des années 70, où lui, le talentueux expert théologien du cardinal Frings au concile, avait refusé de continuer à participer à la revue Concilium. Mais en même temps, il avait une manière de parler du concile qui n’immobilisait pas l’Église dans des positions « conciliaires » arrêtées pour les siècles des siècles. Il ne fermait pas les portes à un questionnement plus profond : « Vatican II a ouvert des pistes », expliquait-il en 2000 à Paolo d’Arcis, l’athée médiatique qui l’interrogeait sur le concile.

Mais allons au-delà de la personnalité rayonnante et complexe du pape Benoît : je pense que ce qui, aujourd’hui, permet aux catholiques de toutes tendances de se respecter les uns les autres, c’est le constat de radicalité qu’ils font et refont, bien obligés, à propos de la crise spirituelle que traverse le monde contemporain. Lorsque tout paraît mis en cause, les défenseurs de la foi peuvent-ils se disputer entre eux ou bien doivent-ils, toutes affaires cessantes, faire face avec leurs moyens propres, au désert spirituel qui avance toujours ? Cette mise en question de l’essentiel permet aux catholiques (c’est un effet collatéral bon) d’en retrouver eux-mêmes le sens et de comprendre qu’au-dessus du choix légitime de formes religieuses, il y a la foi.

Notre essentiel, notre bien commun, au-delà des questions de formes liturgiques, de méthode catéchétique et d’appréhension pastorale des problèmes, c’est la foi : non pas la foi comme idéologie, mais la foi comme grâce et comme ouverture du cœur. J’ai écrit dans le passé que l’Église conciliaire avait changé la religion. Mais justement : il faut distinguer la religion avec ses formes et la foi. Qu’il y ait des différences religieuses entre chrétiens catholiques de différentes obédiences (pour parler de Paris disons de Saint-Merry à Saint-Nicolas du Chardonnet), c’est un fait. Pour l’Église, cela peut devenir une faiblesse, si c’est l’occasion de divisions intestines, mais c’est une force si cela conduit à multiplier l’offre pour mieux créer la demande. Faut-il employer ce langage du Grand marché mondialisé, alors que l’on traite de choses si hautes ? Ce langage est métaphorique. Je pense que, dans la crise actuelle, l’Église doit utiliser tous les moyens pour chercher les brebis perdues (qui sont plus nombreuses que celles qui restent sagement dans le troupeau).

Comme le disait le pape Benoît XV, en 1914, dans l’encyclique Ad Beatissimi, « la Foi catholique est d’une nature telle, qu’on ne peut rien lui ajouter, rien lui retrancher : ou on la possède tout entière, ou on ne la possède pas du tout ». Et c’est en s’appuyant sur cette remarque que ce pape, appelant à l’unité des catholiques avec la diversité de leurs opinions, insistait pour que l’on n’ajoutât rien aux deux mots de chrétien, catholique : « Chrétien est mon nom et catholique mon prénom. » L’unité de l’Église n’est pas humaine, elle est surnaturelle, elle est divine : ne mettons pas en avant les prétextes humains de la division, laissons faire en nous la grâce de l’unité.

Dernier point : il faut reconnaître que le grand projet révolutionnaire, porté après le concile par beaucoup des tenants de Vatican II, a échoué. La nouvelle Pentecôte annoncée par Jean XXIII n’a pas eu lieu. Après cet échec, la réforme de l’Église (ou les réformes dans l’Église) ne peut plus représenter le même enjeu quasi-prophétique. Chacun sait bien que les obstacles seront de plus en plus importants dans la marche de l’Épouse du Christ vers son Seigneur. Chacun a sa manière de les contourner ? Du moment que la foi est sauve…

Abbé Guillaume de Tanoüarn"